André Dupuy
Rares, très rares sont les témoignages de sous-officiers, et ce seul titre justifiait que nous nous intéressions au livre d'André Dupuy. Sa lecture est pleine de surprise, sa recension plus difficile encore : ajouter "Honneur", ou mieux "HONNEUR", à chaque détour de paragraphe ou de chapitre pose le débat à un niveau qui ne correspond pas toujours à de simples heurts de caractères.
Président de la section de Nouvelle-Calédonie de la Société d'entraide de la Légion d'honneur, grand mutilé de guerre, André Dupuy est né en 1929 en Ardèche et embarque en 1951 comme jeune sous-officier des troupes coloniales pour l'Indochine, où il reçoit bientôt sa première citation et la Croix de guerre des TOE.
La première partie du livre est donc consacrée à sa carrière militaire. Chef de poste isolé, actif et entreprenant, il s'efforce de déstabiliser le Vietminh en patrouillant de nuit et obtient rapidement quelques succès, mais dès la page 24 pointe l'expression d'un regret : "J'ai eu la désagréable impression que nos actions répétées ne furent jamais très appréciées par notre commandant de secteur. Impression vite confirmée : aucune citation pour mes gars ou pour moi-même, alors que 'nos services' font état de plusieurs dizaines de morts chez l'ennemi". Le même thème revient page 26, puis page 34, page 36 encore et ainsi de suite. Là réside toute l'ambiguité de cet ouvrage. Le récit est vif, passionné et passionnant ; le témoignage direct, avec des mots simples, des formules d'expression orale qui touchent le lecteur. Grièvement blessé, mutilé de guerre (amputation de la jambe), il connaît après son départ d'Indochine plusieurs affectations africaines (bref passage à Tunis, Dakar, Sahara, Bangui très brièvement), puis effectue un séjour d'un peu plus d'un an à Paris dont il ne garde pas un souvenir ému ("Mis à part pour les carriéristes, Paris n'est pas une affectation de premier choix ... Pas d'initiative, pas de camaraderie. Quelques très grands patrons entourés de besogneux qui essayent de faire illusion" !), avant de séjourner trois ans à Madagascar. Muté au sein de l'état-major des Forces Françaises en Allemagne à la fin de l'année 1968, il est "happé" par Massu. Désormais, derrière "l'habillage" d'une affectation, il devient de plus en plus pour les différents généraux sous les ordres desquels il sert l'organisateur des parties de chasse... jusqu'à son installation définitive à Nouméa en 1973.
Adjudant-chef, il devient en "seconde carrière" personnel civil de la Défense en Nouvelle-Calédonie, se heurte bientôt à ses supérieurs ("Le Seigneur a rendu sa JUSTICE. Le Général en question est décédé, le persécuteur est à la retraite, il ne peut plus nuire"), puis entame une longue série de procédures judiciaires, dont trois passages en Cour de cassation, pour faire reconaître ses droits de grand mutilé de guerre. Parallèlement, il se lance dans le tir de compétition et la vie associative, se consacre à la Société d'entraide de la L.H. et vient en aide aux blessés et mutilés. Cette longue seconde partie représente pratiquement la moitié du livre et, sans doute poussé à bout par des "lourdeurs" administratives probablement règlementairement justifiées mais humainement insupportables, prend un ton presque systématiquement hostile à la plupart des "élites", qui jamais ne le comprendraient. Plus les pages défilent et plus la question de son élévation comme commandeur de l'ordre de la Légion d'honneur semble devenir importante pour lui. Confronté semble-t-il à des maladresses inacceptables et à quelques manques de considération grossiers (des anciens combattants et mutilés de guerre qui attendent sous la pluie par exemple), André Dupuy mutiplient les exemples, se perd dans des considérations diverses sur Madoff ou Obama, traite longuement du fonctionnement interne de la Société d'entraide, évoque à plusieurs reprises la figure de Jacques Lafleur, devenu son ami, "apprécié, voire aimé, par l'ensemble des ethnies de ce Territoire"...
Au hasard du récit, s'il condamne fermement les passe-droits des uns et des autres, il ne se plaint pas des quelques facilités qui lui furent offertes par la fréquentation de différents généraux : lorsqu'il est affecté à Madagascar, son épouse ne peut pas être mutée parallèlement car "le poste est paraît-il retenu". Affaire solutionnée en quelques minutes" ? Une "intervention" similaire règle en 1968 son affectation rapide à Baden-Baden. Enfin, la plupart des annexes placées en fin d'ouvrage sont constituées par les pièces de son dossier pour la cravate de commandeur... Dossier personnel et sensible s'il en est, dont la présentation vise à nous faire admettre qu'il serait victime d'une sorte de machination "administrativo-parisiano-élitiste". La plus simple absence d'intelligence de situation des fonctionnaires de Feydeau peut aussi bien être une explication plausible.
Un ouvrage difficile à recenser, disions-nous en introduction. Il éclaire en tout cas, avec toutes les imperfections d'un témoignage personnel marqué par de fortes réactions affectives, le différentiel qui existe entre la réalité vécue et une gestion administrative parfois besogneuse, entre le souvenir d'un engagement ancien et sa perception par la société d'aujourd'hui, entre la volonté d'un homme qui a littéralement "construit et reconstruit" sa vie et ce que ressentent les autres. Il peut, en fait, se lire à trois niveaux : la guerre d'Indochine du sous-officier André Dupuy d'abord, l'investissement d'un homme au bénéfice de ses camarades et des malheureux ensuite, et au-delà de son cas personnel le besoin de reconnaissance de certains anciens combattants dans un monde qui ne "se souvient" plus d'eux. Un sentiment mêlé d'admiration et d'aigreur. Une impression confuse d'un parcours individuel superbe et d'un entêtement incompréhensible. Un livre, peut-être, à lire au deuxième degré, pour se détacher malgré tout des situations individuelles et particulières relatées par l'auteur.