Diplomate en Lettonie, 1938-1940
Carnets de Jean de Beausse, premier secrétaire de l'ambassade de France à Riga
Edition établie et commentée par Matthieu Boisdron
Les carnets privés ultérieurement publiés par les familles ne sont pas toujours d'égale valeur et celui-ci n'échappe pas à la règle. Mais il possède un atout absolument exceptionnel : il est quasiment unique au sujet de cette région et à cette époque. Premier secrétaire de l'ambassade de France à Riga de décembre 1938 à septembre 1940, Jean de Beausse vit donc aux premières loges les derniers mois d'indépendance (jusqu'à la désintégration de l'URSS un demi-siècle plus tard) des Etats baltes, alors que les Occidentaux se montrent longtemps hésitants et que se noue, puis se réalise, le Pacte Hitler-Staline. Le texte courant est fréquemment entrecoupé d'encarts et accompagné de notes de Matthieu Boisdron, qui précisent les éléments biographiques des personnages cités, apportent des précisions complémentaires sur Riga et la Lettonie de ce temps, complètent les données sociologiques ou culturelles sur le pays.
Ce n'est à proprement parler qu'à partir du milieu du mois d'août 1939 que Jean de Beausse tient presque quotidiennement à jour son journal personnel : il note ledimanche 20 (date par ailleurs sujette à caution), à l'occasion du passage du capitaine Beaufre en route vers Moscou (mission Doumenc) : "Je crois comprendre que tout ne va pas pour le mieux et que les pourparlers anglo-franco-russes sont à la veille d'être rompus". Dès lors, ces souvenirs prennent tout leur intérêt.
Tandis que le Lettonie tente de faire prévaloir une impossible neutralité, la difficulté des communications diplomatiques avec l'hexagone ne cesse de croître sous la double pression du Reich allemand et de l'URSS de Staline ("L'Allemagne reste muette. Nous avons l'impression qu'elle a vendu ce pays à la Russie"). Jean de Beausse reçoit et s'efforce de faire rapatrier vers la France les réfugiés de Pologne rapidement occupée, les archives de l'ambassade sont en partie brûlées, l'ambassadeur tente de faire preuve de fermeté (il "suggère à Paris de retenir en cas de guerre avec l'URSS 72 ressortissants soviétiques, tant que les Français des Pays baltes n'auront pas été évacués"), mais le 6 octobre l'information est officielle : "L'accord est signé entre l'URSS et la Lettonie. Les Russes obtiennent des bases ..., le droit de fortifier la côte nord de la Courlande ... et des aérodromes à désigner plus tard ... Ce n'est qu'un commencement. D'autres exigences suivront sans doute". La suite du récit, désormais précis et développé au jour le jour, raconte la lente descente de la Lettonie vers l'occupation et l'annexion, dans un contexte économique, financier et social assez trouble, alors que les Allemands d'origine balte sont fermement incités par Berlin à rejoindre massivement le Reich. Au-delà, la guerre d'hiver oppose Finlandais et Russes, puis les Allemands occupent la Norvège, ce qui complique encore la situation locale, et l'on peut parfois être surpris par certaines notes, comme le 23 janvier 1940 : "A dire vrai, je suis plus préoccupé de ski que d'évacuation. La neige est excellente" ! La "Drôle de guerre" ne se serait donc pas déroulée que sur le front de France ? Le 2 mai : "L'abandon précipité de la Norvège par les Alliés cause le plus déplorable effet dans le pays. Les Anglais sont très sévèrement jugés par l'opinion publique". Puis le 30 : "Incident lithuano-russe. Les Soviets accusent les Lithuaniens d'avoir massacré des soldats russes ... L'accusation ne tient pas debout, mais laisse présager une nouvelle intervention russe ... Nos revers ne sont peut-être pas étrangers à ce changement de politique".
Le 17 juin : "La France demande l'armistice ... On m'annonce l'entrée des Russes ... Deux tanks sont en batterie devant la poste, deux autres devant la gare". Les événements dès lors se précipitent. Les autorités lettonnes tentent de sauvegarder les apparences, mais le soir la population manifeste et se heurte aux forces de l'ordre: "nous arrivons au moment d'une charge de police montée. Les gens s'enfuient dans toutes les directions", devant les Russes "impassibles". L'état de siège est proclamé, des manifestants tués, des armureries pillées et le 20 juin 1940 au soir le nouveau gouvernement est formé "sous la direction" du vice-président du Conseil des commissaires du peuple tandis que les drapeaux rouges et les portraits de Staline sont installés dans les grandes avenues et sur certains bâtiments publics. C'est la fin : dissolutions, réquisitions, épuration. Le processus des élections truquées du 15 juillet (une seule liste autorisée) est décrit avec soin et, à la suite de la proclamation des résultats le 17, "l'annexion ne fait plus de doute pour personne": Le 20 au soir, les journaux titrent "Vive la 14e république soviétique. Vive le Komintern". Le 26 juillet, "on colporte sous le manteau des histoires de Gépéou" et, nommé à l'ambassade d'Helsinki, Jean de Beausse en vient à se demander : "Aurais-je le temps d'y arriver avant les Russes ?". Ce n'est finalement que le 13 septembre, après avoir décrit la rapide soviétisation du pays et les tracasseries de plus en plus nombreuses que les nouvelles autorités imposent aux services diplomatiques, qu'il peut noter : "C'est fini. Nous avons quitté le paradis soviétique, nous volons vers la liberté".
Au-delà de ce récit passionnant et détaillé, une question lancinante perce également : on a l'étrange sentiment que les diplomates français en poste n'ont pas de directives réellement précises, n'anticipent pas sur l'évolution prévisible de la situation, se bercent d'illusions sur la réalité du processus. Un doute qui serait à étudier avec la mise en parallèle des archives des Affaires étrangères (au moins le "courrier départ" de Paris, puisque les archives de la Légation ont été brûlées). Un témoignage de première main, à lire ... et qui ouvre d'autres pistes de recherche et de réflexion.