Les Binh-Xuyên,
des hors-la-loi devenus combattants nationalistes ?
A la fin de la guerre d'Indochine, les équilibres politiques au (Sud) Vietnam sont particulièrement fragiles et complexes, et le mouvement Binh-Xuyên, dont les unités servent depuis 1948 aux côtés des forces françaises, s'est progressivement mué en parti politique tout en conservant son appareil militaire. Dès 1955 toutefois, battu lors de la "bataille de Saigon", son chef Lê-Van-Viên (dit Bay Vien) doit trouver refuge en France.
Curieuse histoire que celle de ces repris de justice devenus nationalistes sans avoir en rien abandonné les "lois du milieu", alliés du Vierminh à partir de 1945 avant de rallier Bao Daï trois ans plus tard. Si leur rôle est parfois rapidement évoqué dans les ouvrages consacrés à la guerre d'Indochine, on a généralement oublié les conditions de leurs naissance et leur puissance réelle en 1954.
Né entre 1920 et 1925, le mouvement Binh-Xuyên se rattache à la tradition des bandes de pirates et n'est à l'origine qu'un groupement plus ou moins informel de vauriens, voleurs et truands en rupture de ban, cherchant à échapper aux forces de l'ordre. Ils trouvent refuge près du fleuve éponyme, au sud de l'agglomération de Saigon-Cholon, dans une région de forêts et de marais difficilement pénétrable, et se livrent à de multiples méfaits dans les environs (piraterie fluviale, extorsion de fonds, enlèvements, etc.). Leur nombre total ne dépasse pas 200 à 300 hommes selon les périodes, pauvrement armés d'armes blanches et de quelques vieux fusils. Ils survivent ainsi dans des conditions difficiles, comme une "fédération" souple de groupes mafieux, jusqu'à l'arrivée des troupes japonaises et choisissent aussitôt de servir l'occupant contre les Français, ce qui leur procure quelques armes, leur permet de sortir de la clandestinité et leur assure une relative "régularisation" de leur situation et de leurs financements. A la suite du coup de force japonais du 9 mars 1945, ils rallient le mouvement nationaliste vietnamien qui est en train de se structurer et, dans l'atmosphère confuse et enfiévrée de l'été 1945, participent à des manifestations indépendantistes sous une banderole portant, pour tout programme, l'inscription "Ban Am Sat Binh-Xuyên" ("Comité d'assassinat Binh-Xuyên") ! Le pas est franchi : tout en conservant leur organisation propre, ils deviennent des "soldats politiques". Au fur et à mesure que l'administration française se réimplante dans la province, de nombreux jeunes rejoignent les rangs des "hommes d'honneur" (?) et, en septembre, ils entrent en résistance. Bien qu'officiellement alliés d'Ho-Chi-Minh, ils n'en maintiennent pas moins farouchement leur autonomie et leurs cinq (puis sept) "régiments" ( "Chi Dôi", en fait de grosses compagnies, ou de petits bataillons) restent sous leur commandement exclusif.
Tout en continuant par exemple à pratiquer le racket auprès des établissement de jeux de Cholon ou des corporations commerçantes de Saigon, ils vont désormais tenir un "front", contre lequel les troupes françaises font pourtant rapidement preuve de modération, car le commandement de Cochinchine ne désespère pas de les rallier, comme les Caodaïstes et les Hoà-Hao. Néanmoins, on leur attribue avec certitude au moins 40 attaques contre les postes français et les villages loyalistes entre mars 1946 et avril 1948. Ils représentent alors, selon les services de renseignement, un effectif d'environ 2.000 combattants, équipés de 1.200 à 1.300 armes à feu (pistolet, fusils, armes automatiques), ce qui à l'échelle du sud de la péninsule constitue une force non négligeable.
En juin 1948, après plusieurs mois de frictions avec le parti communiste, de plus en plus méfiant à l'égard de ces éléments peu perméables à l'orthodoxie idéologique et qui poursuivent en grande partie leurs trafics anciens, les Binh-Xuyên reconnaissent le Gouvernement provisoire du Sud-Vietnam et leur chef Lê-Van-Viên, nommé colonel de la Garde nationale, proclame alors "accorder notre confiance absolue à Sa Majesté l'Empereur Bao-Daï, pour guider notre pays, dans le cadre de l'Union française, vers l'indépendance et l'unité". Désormais adversaires irréductibles du Vietminh, ils vont se battre avec l'armée française, l'armée nationale vietnamienne naissante et les milices des sectes religieuses tout en conservant leur particularisme, en s'organisant progressivement en parti politique nationaliste, et ... en poursuivant néanmoins de nombreuses activités illicites.
En décembre 1954, le général Lê-Van-Viên commande toujours les Forces armées nationalistes Binh-Xuyên (FANBX). Il dispose d'un état-major à peu près complet, avec ses quatre bureaux traditionnels, et d'un centre militaire de formation des cadres, d'une force de police (à l'effectif d'un, puis de deux bataillons, avec lequel il assure en particulier "l'ordre public" (sic !) dans la capitale), et de six bataillons opérationnels plus une compagnie autonome. Il contrôle le Front du salut national, mis sur pied à la suite des Accords de Genève avec les représentants des divers partis nationalistes et des sectes, et un mouvement de jeunesse en uniforme, le Thanh Niên Phung Su ("Jeunesse qui sert").
L'ancien "pensionnaire" du bagne de Poulo-Condor peut faire et défaire les ministères... Que de chemins parcouru en moins de dix ans ! Mais la roche Tarpénienne est toujours proche du Capitole et les Binh-Xuyên sont rayés de la vie politique et militaire sud-vietnamienne par Diem quelques mois plus tard.