Synthèse et coups de projecteur "choisis"

La Grande Guerre

Carnet du centenaire

André Loez et Nicolas Offenstadt

Un double sentiment à la lecture de ce livre : une vraie richesse et une vraie diversité, mais aussi un manque cruel : les auteurs font le choix de parler de la Grande Guerre sans traiter des questions militaires ... C'est pour le moins paradoxal : tout est abordé, ... sauf la guerre ou quasiment. Autre position de principe : "La Première Guerre mondiale sera ici éclatée, pour au final retrouver plus d'épaisseur, non celle d'un récit aggloméré, mais celle produite par le feuilletage de multiples voix" ... Mais à force "d'éclater" le sujet ? ...

Beaucoup d'informations et de pistes sont rappelées dans ce volume, au fil des neuf chapitres, dont le premier ("Récit") est supposé fixer le cadre des événements (une à deux pages -avec photos- pour raconter de façon très succinte chaque année de guerre). L'intérêt essentiel est de donner vraiment une image mondiale et transdisciplinaire du conflit à travers les "Lieux", "Acteurs", "Mots", "Objets", "Documents", "Travaux", "Mémoires" et "Oeuvres". Mais cette présentation de la guerre mondiale repose parfois sur des a priori ou des méconnaissances (En août 14, "les troupes françaises refluent dans une atmosphère de panique" ? En 1916, "Lawrence contribue à susciter la révolte arabe" ? ou sur la "dictature du GQG" en 1914-1915, etc.) qui entretiennent des idées reçues. On observe également que les travaux des historiens militaires sont soit passés sous silence, soit systématiquement dénigrés et que le bilan historiographique des études repose (semble-t-il) essentiellement sur les travaux  antérieurs des deux auteurs... Dans l'opposition devenue quasiment existentielle des deux écoles françaises pour la première place sur les plateaux télé, on n'est jamais si bien servi que par soi-même ...

Pour faire un point à peu près complet de la thématique Grande Guerre en dehors de son aspect militaire, ce volume sera indiscutablement très utile. Il lui manque, hélas, ce qui fait quand même (quoique certains puissent affirmer) le coeur du sujet.

Albin Michel, Paris, 2013, 255 pages, 19,90 euros.

ISBN : 978 2 2262 25149 7

Comments

[AL & NM]

Nous remercions Rémy Porte de rendre compte de notre ouvrage et de l’ambition qui est la nôtre de proposer une lecture à l’échelle mondiale, sous différentes facettes, de la Grande Guerre. Nous devons cependant répondre à des assertions injustifiées dans son texte marqué par une inutile aigreur.
Il est question de « méconnaissances » lorsque nous évoquons la « dictature de Chantilly », ou « l’atmosphère de panique » qui accompagne le recul des troupes françaises en août 1914. Pour nous critiquer, il serait cependant bienvenu de ne pas tronquer les citations : dans le premier cas nous ne reprenons pas l’expression à notre compte mais écrivons bien que « L’ampleur des responsabilités prises au début de la guerre a fait dire aux contemporains qu’une "dictature de Chantilly" avait sévi sous le général Joffre » (p. 117) ; dans le second, que la panique n’est pas celle des troupes mais réside au sommet de l’État puisqu’il est ajouté que « le gouvernement quitte Paris » (p. 13).
R. Porte écrit de façon peu amène que « le bilan historiographique des études repose (semble-t-il) essentiellement sur les travaux antérieurs des deux auteurs ». C’est véritablement nous prêter beaucoup d’influence puisqu’un comptage rapide fait apparaître que pas moins de 102 historien/nes de toutes approches et de différents pays sont cité/es dans notre chapitre 7 « travaux ».
Venons-en au principal reproche, celui de laisser de côté l’essentiel, le militaire, la guerre elle-même : « tout est abordé, ... sauf la guerre ou quasiment ». Quiconque aura notre livre en mains pourra juger de l’importance accordée au fait guerrier dans un ouvrage qui évoque en détail des figures militaires majeures comme Patton, Štefanik, Mangin ou Samsonov ; qui parcourt d’innombrables fronts allant de l’Yser à l’Afrique, de Gallipoli à la Macédoine ; qui relate les tournants majeurs que représentent les batailles, qu’il s’agisse de la Marne, de Caporetto ou de Tannenberg ; qui traite de débats intéressant spécifiquement l’histoire militaire (la controverse sur le plan Schlieffen ; celle sur les buts de Falkenhayn à Verdun) et qui accorde, enfin, toute leur place aux hommes en guerre, à leurs expériences et à leurs objets (shrapnel, masque à gaz décrits et commentés p 131-132).
Au total, nous sommes assez effarés qu’un auteur comme Rémy Porte nous reproche une prétendue étroitesse de vues historiographique, lorsqu’on sait combien ses propres travaux restent enfermés dans une histoire strictement militaire remontant pour l’essentiel aux années 1920 et 1930. Ouvrons le récent Dictionnaire de la Grande Guerre (Robert Laffont / Bouquins, 2008) qu’il a cosigné, à la page « Russie » par exemple, pas le moindre des protagonistes : sur 15 références bibliographiques mentionnées à la fin (p 924) de cette notice rédigée par R Porte, 12 sont antérieures à 1934, toutes sauf une sont en français. Tant pis pour Marc Ferro, Etic Lohr, Orlando Figes, Joshua Sanborn, Allan Wildman ou Peter Gatrell. Regardons la notice « Italie » : 10 références (p ; 580), dont la moitié cette fois en Italien, mais, de nouveau, 8 antérieures à 1934. Des travaux de Mario Isnenghi, Antonio Gibelli, Giorgio Rochat, Bruna Bianchi, Giovanna Procacci, Luigi Tomassini, Lucio Fabi et tant d’autres, le lecteur ne saura rien. Pour la notice « Pétain », c’est plus effarant encore : seuls sont cités deux textes du maréchal comme si aucun historien n’avait d’éclairage à apporter (p 814) ! Il faut peut-être, au fond, nous féliciter que notre travail ne corresponde pas à cette vision congelée et biaisée de l’historiographie.

André Loez et Nicolas Offenstadt

[REMY]

Dommage de "bondir" de la sorte, d'autant plus que je ne cesse d'expliquer que cette guerre fut réellement mondiale et que ses conséquences ont été ressenties sur (presque) tous les territoires et dans (presque) toutes les populations, jusqu'aux plus lointain(e)s.
En disant que la guerre n'était que marginalement abordée dans le livre, il ne s'agissait pas de l'ensemble des entrées qui évoquent le conflit en tout ou partie, mais du début de l'ouvrage qui ne consacre effectivement qu'une pagination limitée à chaque année de guerre. Quant aux citations elles peuvent être "retournées", mais le gouvernement par exemple ne quitte pas Paris sous l'effet de la panique (même s'il y a une réelle inquiétude, ce qui n'est pas la même chose).
Quand à la bibliographie du dictionnaire de la Grande Guerre, il y a là une mauvaise critique : les références placées à la fin de chaque entrée ont été choisies autant que possible parmi les publications anciennes pour rappeler qu'elles existent et en faire connaitre la diversité, tandis que la bibliographie finale (sur une trentaine de pages en petits caractères) privilégie, comme précisé dans le chapeau introductif p. 1093 "les analyses d'historiens", donc a posteriori, donc les plus récentes (jusqu'à des titres de 2008, année de parution du volume), comme Bianchi, Fabi, Isnenghi et Rochat parmi d'autres pour l'Italie.
Qui donc aurait une "vision congelée et biaisée" de l'historiographie ?
Comme écrit également dans la première ligne de la chronique, ce livre apporte une vraie richesse et une vraie diversité. Mais je crains que pour en saisir tout l'intérêt il ne manque au début ces quelques dizaines de pages complémentaires de contextualisation militaire. A-t-on le droit de le dire ou doit-on être pour cela brûler en place publique ?