Un bourreau parle : Franz Stangl, commandant de Treblinka
Gitta Sereny
Publié pour la première fois en Angleterre en 1974 et en France l'année suivante, ce livre méritait indiscutablement d'être réédité. Après une préface expliquant la démarche de l'auteure (pp. 13-21), celle-ci présente le résultat de six semaines d'entretiens avec Franz Stangl, ancien commandant de l'ensemble concentrationnaire de Tréblinka, à la suite de sa condamnation à la détention à perpétuité par le tribunal de Dusseldorf en 1970.
Autrichien, il finit par entrer dans la police dans les années 1930. Affecté à la surveillance des opposants politiques, il se révèle un "bon" élément et gagne vite du galon. A la suite de l'assassinat du chancelier Dollfuss puis de l'Anschluss, il parvient à conserver ses fonctions en se faisant passer pour un "nazi illégal" (engagement politique clandestin avant 1938), ce qu'il nie après la guerre avoir été. Il n'aurait alors été question à l'époque que de conserver son travail et son salaire. Sa vie bascule alors et il devient un membre actif de la machine répressive nazie, dont il suit les pires évolutions au fur et à mesure de sa carrière. Affecté à la fin de l'année 1940 au T 4, "l'institut" chargé de l'euthanasie des handicapés et malades mentaux, s'affirmant mal à l'aise face à ce nouvel emploi, il aurait accepté néanmoins, à la fois sous l'effet de pressions administratives, pour rester en Autriche auprès de sa femme et pour accéder au grade de lieutenant... Toute sa carrière est ensuite à la même aune : dans le nord de l'Allemagne en 1941, en Pologne à partir de 1942 (Sobibor, dont il assure l'administration et la montée en puissance, où il affirme découvrir l'extermination systématique des juifs). Mais toujours ce déni : "On pouvait s'arranger pour ne voir presque rien, ça se passait loin des bâtiments du camp"... Nous sommes en permanence dans cet ahurissant paradoxe : Stangl est un fonctionnaire exemplaire de l'extermination, mais même quelques survivants des camps viendront témoigner en sa faveur à son procès : "Tous avaient des fusils et des fouets, sauf Stangl". Il est enfin nommé à Tréblinka, et parle de "fin du monde", "d'enfer de Dante", de "milliers de corps pourrissants" ... Mais on exige de lui le secret absolu, et il se tait. Et cette phrase, en apparence anodine : "Je travaillais habituellement dans mon bureau -il y avait beaucoup de paperasses"... Il sera félicité comme "meilleur commandant de camp de Pologne" car, en fonctionnaire zélé, il aime le travail bien fait et ne croit pas en l'utilité d'une révolte individuelle : "Si je m'étais sacrifié, si j'avais rendu public ce que je ressentais, et si j'étais mort ... cela n'aurait rien changé. Pas un iota. Tout aurait continué de la même manière, comme si rien n'était arrivé, même pas moi". L'horreur du fonctionnement technocratique (collectivement) et de la bonne conscience administrative (individuellement). Les dernières parties racontent sa fuite vers la Syrie puis l'Amérique latine, via Rome, à la fin de la guerre, avec le soutien actif de réseaux catholiques.
Chaque partie de cette "biographie" de l'horreur reconstituée est complétée par le recueil d'autres témoignages, parmi d'anciens responsables nazis camarades (chefs ou subordonnés) de Stangl, des témoins, des survivants ou avec sa famille (il tient prudemment sa femme éloignée de ses activités quotidiennes et n'en parle pas avec elle). Tout est référencé et les entretiens sont précisément identifiés. Au fil des phrases, on apprend beaucoup sur les mécanismes de sélection pour ce type "d'organismes", sur les sentiments et impressions des uns et des autres, sans qu'aucun toutefois ne cherche effectivement à savoir, ni ne réagisse. Certaines réponses sont terribles : "Puisqu'on allait les tuer de toute façon, à quoi bon toutes les humiliations, pourquoi la cruauté ? Pour conditionner ceux qui devaient exécuter ces ordres. Pour qu'il leur devienne possible de faire ce qu'ils ont fait".
L'horreur ordinaire au quotidien. Un livre indispensable.
Coll. 'Texto', Tallandier, Paris, 2013, 560 pages, 12 euros.
ISBN : 979-10-210-0064-3.