Printemps - 338
Jean-Nicolas Corvisier
Avec ce nouveau volume de la collection "Campagnes & stratégies", les éditions Economica nous offre un inédit. Et à bien des égards une découverte.
Athènes perd la liberté à Chéronée. C’est en effet ce que l’on pourrait résumer de la bataille, encore peu ou mal connue, qui oppose Athènes et Thèbes à l’armée macédonienne en 338. Néanmoins, la difficulté à saisir les modalités de la bataille gagnée par Philippe II -difficulté qui nécessite de se livrer à un « véritable décryptage historiographique » selon l’auteur- ne doit pas faire oublier qu’elle fut décisive en son époque. C’est cette unicité que Jean-Nicolas Corvisier se plait à développer au fil des 180 pages de son dernier écrit. Docteur ès Lettres, professeur d’histoire ancienne à l’Université d’Artois, distingué de multiples fois, sur le plan littéraire comme militaire, Jean-Nicolas Corvisier est un de nos grands spécialistes de l’histoire démographique, sociale et culturelle du monde antique. Ayant à son actif une vingtaine d’ouvrages et une soixantaine d’articles, il est un des auteurs de référence pour toute étude sur la période antique. Il s’est plus particulièrement intéressé au thème de la guerre antique depuis une douzaine d’années et il est devenu président de la Commission française d’histoire militaire en 2009.
Composé de six chapitres, l’ouvrage décrit l’épopée de Chéronée en trois phases : les origines de la bataille, son apogée, puis ses conséquences ; étude chronologique minutieuse, car il s’agit d’expliciter l’impact de la bataille de Chéronée dans la Grèce antique, sans toutefois en exagérer le rôle. Jean-Nicolas Corvisier se refuse à connoter la bataille de Chéronée de « tournant » mais préfère la replacer dans un contexte plus ancien : la Grèce connaissant une mutation durable depuis un quart de siècle, les conditions de guerre se sont transformées. La bataille de Chéronée ne doit alors être perçue que comme le « réveil brutal de la Grèce du Sud » d’après l’auteur. Révélatrice de la situation grecque en 338, elle permet de rendre compte des nouvelles techniques qui se sont développées (l’auteur emploie la formule « d’art de la guerre »).
Abordant la bataille de Chéronée sous un angle historiographique, Jean-Nicolas Corvisier montre que Chéronée n’a pu donner lieu à des travaux sérieux qu’à partir des années soixante du XXe siècle. Rejetant le postulat d’une bataille due à une quelconque crise dans la Grèce du sud, l’auteur met en avant son caractère inévitable. Des années 404 à 360, la guerre ne cesse pratiquement pas : cette situation, en quelque sorte bloquée favorise l’émergence d’une nouvelle puissance sur le devant de la scène grecque. Alors qu’Athènes est relativement fragilisée, la Macédoine se réveille sous l’impulsion de Philippe II. Instable politiquement et militairement, l’Etat macédonien est progressivement remodelé par le roi. Habité par une fine vision géostratégique, celui-ci reprend la politique traditionnelle d’expansion vers l’est de ses prédécesseurs. Durant la Troisième guerre sacrée, Philippe II joue un rôle crucial, qui lui amène une reconnaissance d’ordre international dans l’environnement de l’époque. La situation s’envenime avec Athènes alors qu’il avance ses pions dans le Péloponnèse : Athènes redoute l’établissement d’un régime oligarchique pro-macédonien, et intervient à Mégare en 343. Malgré les critiques et les oppositions diverses qu’il subit, Philippe II parait en mesure de réunir une armée conséquente face à Athènes. Afin de comprendre les aspects guerriers de Chéronée, l’auteur dresse alors un tableau de l’évolution de l’art de la guerre : à l’heure où semble approcher la bataille décisive, la phalange hoplitique reste un instrument majeur dans les rangs de Démosthène. Face aux atouts de l’armée des Grecs et du sud, Philippe II innove : il crée la phalange macédonienne ainsi qu’une stratégie correspondante, qu’il introduit dans une tactique générale. Entre « spécialisation et complémentarité », la pratique macédonienne de la guerre ne conduit pas forcément à la victoire : d’après Jean-Nicolas Corvisier, la victoire de Chéronée ne dépend que du commandement effectué. Disposant de peu de cartes au début de la bataille, Philippe II fait preuve d’une vraie habilité stratégique et surprend Athènes : en novembre 339, Elatée est conquise par les Macédoniens.
Cependant, Athènes s’alarmant, et Philippe II restant inactif, les rôles s’inversent : le roi doit user de stratagèmes pour contrer les avancées grecques. Il parvient à poser l’ultimatum aux coalisés : ceux-ci se voient forcer de se replier sur Chéronée. Malgré d’intenses négociations diplomatiques, aucun compromis n’est trouvé, et Philippe II se décide alors à mener bataille, au risque de perdre son armée et son trône. Jean-Nicolas Corvisier revient alors sur les imprécisions des recherches historiques concernant la bataille de Chéronée elle-même, dues à la fragmentation et à l’incertitude des sources utilisées. Pas de date fixée, pas de lieu déterminé, doute sur les participants effectifs comme sur les effectifs mobilisés. Ces questionnements poussent l’auteur à revenir sur les caractères des forces en présence (hommes, armement, commandement), puis sur la bataille en elle-même (mise en place, déroulement global) avant d’expliciter les mécanismes de la victoire (charge de la cavalerie, fuite simulée, attaque grecque, victoire macédonienne). Le bilan de la bataille n’indique pas qu’elle est « une vaste boucherie » mais elle est stratégiquement utilisée par les Macédoniens dans le sens de leur intérêt. Philippe II procède alors à une entreprise de réorganisation du territoire grec, dans l’optique de regrouper l’ensemble des Grecs sous son sceptre. Il a ensuite pour objectif de se tourner vers le monde persan : c’est alors qu’il succombe. Jean-Nicolas Corvisier développe dans son dernier chapitre, les études faites de Chéronée et déduit que la bataille est la traduction d’un changement d’échelle et d’un changement d’époque pour les Grecs car le terme d’hégémonie est revu : l’ère de nouveaux Etats s’ouvre dans le cadre d’un hellénisme renouvelé.
Cet ouvrage tente une nouvelle approche de la bataille de Chéronée, trop mal ou trop peu abordée par les historiens, avec force précisions et d’illustrations. Ce livre permet d’éviter les contresens sur cette bataille, et en souligner l’importance tout en la replaçant dans son contexte. Mélange d’histoire ancienne, d’approche diplomatique et d’histoire militaire, l’ouvrage, riche en tous points, donne au lecteur une vision multidimensionnelle de Chéronée : une réussite.
Barbara FELICE
Editions Economica, Paris, 2012, 180 pages, 27 euros.
ISBN : 978-2-7178-6450-2.