Une histoire de l'armée française
André Bourachot
Le premier volume avait été publié l'an dernier, le second vient de paraître. Avec cet ensemble de plus de 650 pages, le général (2S) André Bourachot nous livre une vaste fresque qui s'étend sur plus de soixante-dix années d'histoire militaire, et, pour le dire plus nettement et plus simplement, d'Histoire de France. Le pari était osé : cette période recouvre l'histoire de la IIIe République, à la fois période fondatrice et de profondes ruptures, dont les échos (et souvent les polémiques) dans tous les domaines (y compris militaire) résonnent encore aujourd'hui. Il faut donc, avant tout, féliciter l'auteur d'avoir su prendre ce risque.
Ce tome 1 commence par un rapide rappel de la situation depuis la Révolution française et s'ouvre en fait sur un chapitre 2 titré "L'armée et l'environnement politique", indispensable car, dans ce pays où la politique "c'est la bataille d'Hernani au quotidien, pour les petites choses comme pour les grandes", force est de reconnaître que "l'accouchement républicain sera pénible et prendra du temps". André Bourachot s'intéresse ensuite à ce qui permet matériellement de constituer une armée ("L'argent, les hommes, les armes"), aux fondements intellectuels de cette armée ("La doctrine, les forces morales, le cran"), puis à l'importantante question de la "Fortification permanente et fortification du moment", enfin à l'emploi : "La conduite de la guerre, les plans de guerre, les structures". Un ultime chapitre ("Les guerres") évoque rapidement les campagnes coloniales qui se succèdent entre 1871 et 1914 et s'attarde naturellement sur la Grande Guerre elle-même. Au terme de ce parcours, en novembre 1918, la conclusion est sans fard : "L'armée française est victorieuse ou, tout au moins elle se croit victorieuse... Elle avait gagné la bataille et pouvait penser avoir gagné la guerre. Mais, en 1918, personne de fera l'analyse froide et lucide qu'elle n'était qu'une partie prenante à la victoire". L'ensemble de l'ouvrage est ponctué de tableaux, graphiques et citations qui viennent à l'appui du discours de l'auteur et l'on relève de nombreuses références, tirées de la littérature contemporaine aux événements relatés ou des archives de Vincennes.
Le tome 2 couvre la période de l'entre-deux-guerres. Il s'ouvre sur une interrogation, ou un doute : "Une partie de la France met son refus de courir aux armes au-dessus de tout, même pour défendre sa propre existence en tant que nation. La seule vraie question est bien celle-là. Pourquoi cette attitude ? ... Je n'ai pas trouvé dans l'historiographie de réponse satisfaisante ... Le pire serait qu'il n'y en ait pas, ce qui dévoilerait les sombres lacunes du sentiment national français, à éclipses et peut-être contingent". L'ouvrage commence donc par "Les problèmes de la paix" qui surgissent dès l'hiver 1918, puis se développe globalement en trois parties chronologiques : les chapitres 2 et 3 sont relatifs aux années 1918-1925, les chapitres 4 et 5 aux années 1924-1936, les quatre derniers aux évolutions, réflexions et décisions des quatre années qui précèdent la Seconde guerre mondiale. Une quinzaine de pages, de facture classique, sont consacrées à la situation outre-mer et aux campagnes du Maroc (Rif) et de Syrie en 1924-1925. De longues pages traitent des débats des années 1920 sur la défense des frontières, la "ligne Maginot", son coût et ses troupes. Dans le chapitre consacré aux unités blindées et divisions mécaniques, on passe rapidement (deux ou trois autres noms cités simplement, Velpry, Doumenc, Keller) du général Estienne en 1921 à De Gaulle en 1933, même si l'auteur reconnaît que si "De Gaulle n'est pas un précurseur, il sera un brillant suiveur". De même, le bref récit de la "Drôle de guerre" et de la campagne de France de 1940 laisse parfois sur sa faim : Blanchard, au GA 1, est pudiquement qualifié de "peu sûr de lui"; délicat euphémisme. Ajoutons aussitôt que, par nature, un projet de cette ampleur sur une pagination limitée devait nécessairement conduire à certains raccourcis.
Qu'il s'agisse du tome 1 ou du tome 2, les lecteurs (et nous en sommes) ne partagerons sans toute pas, sur tel ou tel point, toutes les conclusions, parfois tranchées, de l'auteur. La confrontation raisonnée et argumentée des points de vue sera ici moteur de progrès. Mais il faut d'abord reconnaître que, d'une part, rédiger une telle fresque en deux volumes de 300 à 350 pages est un exercice ambitieux et périlleux (tous les domaines de la doctrine, la vie interne des armées, de l'équipement et de l'emploi des unités, mais aussi du politico-militaire, des questions sociales et budgétaires, etc. sont abordés), et, d'autre part, qu'il y a dans cette masse de travail un nombre considérable de références à prendre en compte, tout comme l'indication de pistes de recherche et de réflexion tout-à-fait pertinentes. Il est à souhaiter que ce livre soit lu (beaucoup), analysé (très largement) et commenté (finement), car, au-delà des critiques que l'on peut faire et des commentaires que l'on peut émettre, il constitue indiscutablement une excellente base pour aborder cette période charnière et une référence parmi les publications récentes.
André Bourachot à bien voulu répondre à quelques questions complémentaires sur son imposante étude.
Question : Dans le volume 1, 1870-1918, vous consacrez un chapitre à "La doctrine, les forces morales, le cran". Vous soulignez l'importance de ces facteurs dans la doctrine dite de "l'offensive" et leur influence bien au-delà de la seule sphère militaire. Pourriez-vous développer plus précisément ce point en quelques mots ?
Réponse : L’époque n’est pas à couper les cheveux en quatre ; elle exige que chacun affirme ce qu’il est et même qu’il l'affiche. C’est ce qui explique que le duel reste encore fréquent, 47, dit-on, pour Clemenceau qui s’entraîne tous les matins, ou presque, chez Gastine Rennette, l’armurier bien connu. Il se passe rarement une semaine sans que la presse rapporte un duel. Il est cependant moins mortifère, car il est plus démonstration de ce qu’on veut paraître que désir de tuer l’adversaire et de nombreuses balles manquent leur cible, pas toujours pas la maladresse du tireur ! Évidemment cette attitude, transposée dans le domaine militaire, ne peut pas s’accommoder de la « défensive », de là ces hymnes à « l’offensive » que je préfère appeler des hymnes à « la bataille » ! L’armée française a perdu son premier duel avec l’Empire allemand mais ce n’est qu’une pause et elle fait tout pour gagner le second, en s’engageant totalement. Les officiers ne rêvent que de bataille et il est impensable de mettre la moindre restriction dans cette volonté d’action sous peine d’être taxé « d’avarice morale » ; discours, gestes, attitudes doivent refléter ce qu’on veut paraître devant ses pairs ; la pression de l’environnement est alors extrême. Peut-être plus qu’à aucune autre époque, le corps des officiers n’a montré une telle homogénéité de pensée et de comportement, qui explique également en partie les réactions militaires à l’affaire Dreyfus. Mais comment ne pas remarquer, aussi, que cette sorte d’exaltation, jugée aujourd’hui excessive, permettra de tenir dans les épreuves à venir qui nous paraissent, maintenant, au sens propre, insupportables !
Question : Vous traitez rapidement de "l'armée coloniale" à partir de la page 236 et vous évoquez ensuite Mangin et la "Force noire". Dans le contexte politique, militaire et budgétaire du temps, que pensez-vous de la nature et de la réalité des difficultés auxquelles se heurteront non seulement Mangin pour l'Afrique noire, mais aussi les promoteurs de la "Force jaune" (Pennequin) ou de "l'armée arabe", qui ne verra jamais le jour en Afrique du Nord ?
Réponse : Les difficultés des promoteurs de la Force noire, jaune ou de l’armée arabe à faire admettre leurs arguments sont un peu les mêmes. Mangin, grand colonial africain, fait le constat que la France est un pays qui se dépeuple ; le premier chapitre de son ouvrage s’appelle « Le dépeuplement de la France » et un bon tiers se résume à une étude démographique et économique sérieusement documentée. Rappelons également que le livre sort en 1910 alors que la durée du service militaire est de deux ans, bien qu’on commence à s’interroger sur sa prolongation à trois. En fait, Mangin constate que les effectifs fournis par la conscription ont commencé (et continueront) à diminuer alors même que nombre de recrues sont incorporées malgré un état sanitaire déficient ; or, en face, l’armée allemande a pléthore d’effectifs qu’elle peut même se permettre de ne pas utiliser totalement. D’où l’idée d’utiliser les ressources démographiques de l’Empire, et, pour Mangin, les populations de race noire de l’Afrique centrale, notamment les Sénégalais, qu’il a appris à connaître et à apprécier au cours de ses campagnes. Mais il s’agit, dans son esprit, de recruter uniquement des volontaires sous forme d’engagement (ce qui existe déjà) en multipliant les centres de recrutement pour toucher un plus grand nombre de volontaires et de renforcer l’attractivité du salaire, surtout par la perspective d’une retraite (récemment créée pour les troupes noires). L’idée est aussi de remplacer par ces troupes noires, en Afrique du Nord, les recrues d’origine nord-africaine et française, qui, elles, seraient engagées en Europe au titre de la couverture. Ce projet ne vise donc pas à transporter directement à la frontière française des troupes africaines de race noire ; ce ne serait le cas que lors d’une guerre européenne. Plusieurs oppositions se manifestent, celle des colons peu enclins à accepter de voir une population autochtone, peu sûre, recevoir une instruction militaire susceptible de favoriser un jour les rébellions par les armes (c’est le même argument qui fut employé pour refuser les tentatives du général Pennequin de créer une Force jaune en Indochine en 1912, puis en 1915). La peur du mélange des races, que Mangin met beaucoup d’ardeur à minimiser, inquiète ainsi que le stationnement de troupes accompagnées par les femmes et les enfants ; « Madame Tirailleur » et les « négrillons » effraient ! Enfin il y un coût, surtout pour les retraites, difficilement évaluable. L’emploi de la Force noire, telle qu’elle existera quelques années plus tard, trouvera rapidement ses limites et les Africains, soumis aux rudesses du climat européen, seront rapidement décimées par la maladie, notamment lors de l’offensive Nivelle en 1917 au Chemin des Dames. Finalement c’est une tentative de créer à moindre frais un embryon d’armée de métier, tentative qui refleurira avant la seconde guerre mondiale.
Question : Dans le tome 2, toujours au sujet de Mangin et au regard des archives dites "de Moscou" relatives à l'armée du Rhin, comment voyez-vous le rôle (et l'implication jusqu'à quel niveau) du commandement des troupes françaises en occupation en Allemagne dans la question de la "république rhénane" des années 1920 ?
Réponse : Il est évident que les militaires français, Mangin, Fayolle, Gérard, puis Degoutte premier Commandant de l’Armée française du Rhin, faute de pouvoir porter sur les fronts baptismaux un état rhénan, dont les alliés anglo-saxons ne voulaient à aucun prix, ont tout fait pour favoriser l’émergence et la vie de mouvements, au moins autonomistes et, sans que Foch, commandant des forces alliées d’occupation, fidèle à sa position constante de rester au Rhin, n’y trouve grand-chose à redire. Il avait d’ailleurs créé avec Tirard (Président de la Haute Commission Interalliée des Territoires Rhénans) et la complicité, discrète mais bien réelle du gouvernement français, y compris celle de Clemenceau, l’ossature administrative et financière qui aurait pu servir à l’autonomie des provinces rhénanes. Mais les militaires n’avaient pas les moyens, à eux seuls, de leur politique et, qui plus est, ils appuyaient des poulains différents qui ne s’entendaient pas entre eux (Dorten et Haas). Il aurait fallu envoyer des signaux aux populations rhénanes, par exemple les dispenser du paiement des réparations, ce que seul un gouvernement pouvait faire. Les liens économiques avec le reste de l’Allemagne restaient très forts, ainsi les caisses de retraite étaient à l’Est du Rhin et tout éclatement de l’unité allemande semblait à beaucoup de Rhénans un saut dans l’inconnu. Il y avait bien dans les troupes d’occupation françaises en Allemagne une volonté délibérée de tout faire pour « libérer » la Rhénanie des griffes de la Prusse et la ramener dans son état d’avant 1814 (où on découvre la pesanteur des schémas du 19e siècle !). Le projet rédigé par l’Etat- major en 1916, sous la houlette de Joffre, prévoyait explicitement le démembrement de l’Empire allemand et le retour dans le jeu international « des Allemagne », notamment la Bavière avec laquelle nous avions toujours conservé des relations diplomatiques ! En fait l’autonomie (relative !) de la Rhénanie attendra vingt-cinq ans et les Alliés, en 1945, retrouveront le docteur Konrad Adenauer qui, dès 1918-1919, avait lancé à Cologne son projet de création d’un Land rhéno-westphalien à l’intérieur du Reich ; il deviendra le premier Chancelier de la nouvelle Allemagne de l’après-deuxième guerre mondiale.
Question : Concernant la création d'un ministère et d'une armée de l'Air au début des années 1930, et le livre fondateur de Douhet n'ayant pas été intégralement traduit en français mais étant uniquement connu par des articles de presse, peut-on effectivement considérer que la priorité accordée au bombardement stratégique par les nouvelle autorités aériennes n'est qu'une posture politique pour "couper le cordon" avec l'armée de terre ?
Réponse : Oui certainement ; si on veut démontrer sa différence, il faut s’en donner les moyens et le livre de Douhet vient à point pour fournir des arguments à des aviateurs impatients de prouver (au moins d’argumenter) ce qu’ils pouvaient faire par eux-mêmes et, donc, de couper le cordon avec l’armée de terre. Ce n’est pas qu’une posture puisque la deuxième guerre mondiale montrera ce dont était capable le bombardement stratégique, « l’aviation réservée » dans le jargon de 1930, même si les résultats obtenus n‘ont pas été, et de loin, à la hauteur des espérances. A noter cependant que l’armée de l’air française n’a pas développé cette aviation réservée dont elle expliquait à qui voulait l’entendre que ce besoin justifiait sa création. Il y a donc, aussi, un peu de gesticulation mais d’autres raisons expliquent l’abandon : priorité à la chasse, état calamiteux de l’industrie aéronautique, financements insuffisants et aussi parce qu’elle s’était empressée de passer la mission à la Royal Air Force qui a toujours « cru », elle, en ses mérites. Douhet n’a pas « frappé » partout et notamment pas en Allemagne. Paradoxalement les Allemands ont fait l’impasse sur l’aviation réservée en reportant tous leurs moyens sur l’aviation de coopération (sous entendu avec l’armée de terre) dont le Stuka JU 87 a été le plus éminent et le plus éphémère représentant. Dès 1941, après la Bataille d’Angleterre, le Stuka sera retiré des fronts de l’Ouest ; sa vulnérabilité en fait une cible trop facile pour la chasse alliée. Il sera remplacé par le Jabo, chasseur-bombardier, beaucoup plus apte à appuyer les troupes au sol et, en même temps, à se défendre quand il aura largué ses bombes ou, plus tard, ses roquettes.
Merci pour ces développements. Les amateurs d'histoire militaire trouveront
dans vos ouvrages beaucoup d'informations et de nombreux éclaircissements. A très bientôt sans doute.