Jasenovac
Un camp de la mort en Croatie
Egon Berger
Comme le précise la quatrième de couverture, la politique d'extermination menée par les nazis en Europe est dans la mémoire collective indissolublement liée aux noms d'Auschwitz et de Treblinka. Or ce livre nous présente les souvenirs d'un survivant du camp de Jasenovac, "le seul camp non géré par les nazis de sa construction à sa destruction, le plus grand camp de Croatie et le troisième camp de la mort le plus destructif".
Le silence fait sur ce camp est d'autant plus fort que la composante religieuse n'est absente ni du régime Oustachi, ni de l'appartenance des détenus, et aujourd'hui encore l'Eglise croate comme Zagreb peinent à admettre les faits, oubliant "la déclaration de l'évêque de Zagreb Alojzije Stepinac lors de sa rencontre avec le poglavnik Ante Pavelic : 'C'est Dieu Lui-même qi a fait cela et nos yeux sont émerveillés'. La Croatie devait être un Etat divin". L'auteur, Egon Berger, est arrivé dans le camp le 11 septembre 1941 et ne l'a quitté que le 22 avril 1945. Il doit à son exceptionnelle résistance physique, et à sa présence d'esprit en quelques circonstances, d'avoir survécu. Le récit qu'il fait est à certains moments hallucinant, et n'a rien à envier aux pires témoignages sur les camps de la mort allemands. Juifs, mais aussi Roms et Serbes orthodoxes sont rassemblés et mis au travail dans des conditions extrêmes de promiscuité, de mal-nutrition, de manque de soins ; mais aussi de brutalité et parfois de sadisme pur et simple. En dépit des morts par centaines, le flot des nouveaux arrivants maintient l'effectif global : "Les baraques se remplissaient et se vidaient au rythme des prisonniers nouvellement arrivés ou assassinés. Ce rythme variait selon les besoins des chantiers, conditionnant également la cadence des liquidations". Une série de brefs chapitres donne ainsi plusieurs exemples de crimes sauvages,allant jusqu'à l'égorgement systématique, ou l'usage de la hache et du maillet pour économiser des munitions. Des adolescents croates sont impliqués : "Puis apparurent une dizaine de jeunes oustachis, des Croates d'Herzégovine de moins de quatorze ans, envoyés à Jasenovac pour apprendre le métier d'égorgeur. Chacun d'entre eux découpa qui un nez, qui une langue, qui une oreille, et les enveloppa dans un mouchoir en se vantant de pouvoir montrer dans son village qu'il avait attrapé des partisans"... Et lorsqu'il faut "faire du chiffre", des prisonniers sont rassemblés par centaines et abattus à la mitrailleuse en quelques minutes. Si la visite d'une commission internationale amène une très provisoire amélioration, un grand nettoyage, mais aussi une mystification complète ("On leur montra un baraquement tout neuf, construit spécialement pour cette occasion"), un crématoire est bientôt aménagé dans le camp, tandis que femmes et enfants subissent désormais le sort jusque là réservé aux hommes. Les horreurs se multiplient, se succèdent, par milliers, par dizaines de milliers, jusqu'à ces cas de canibalisme... Peu à peu les prisonniers les moins affaiblis s'organisent, une forme de "résistance intérieure" au camp se met en place et quelques liens sont ponctuellement noués avec l'extérieur, un projet de soulèvement et d'évasion collective est mis sur pied. La mutinerie a lieu en avril 1945, l'évasion est réussie, l'horreur se termine.
Accompagnant ce texte, les photos d'époque ponctuent les pages sont parfois horribles (Oustachis plastronant avec la tête d'un Serbe décapité) et en reforcent le caractère inhumain. Inhumain au point que parfois, honnêtement, on doute. Comment de tels crimes ont pu être commis en si grand nombre ? La moindre contradiction fait surgir le doute, l'accumulation des actes de sadisme pose question. Et pourtant... Reportons-nous simplement aux Balkans des années 1990...
Editions des Syrtes, Paris, 2015, 154 pages, 15,- euros.
ISBN : 9782940523269