Les poilus parlent aux Boches
L'histoire inconnue des fraternisations
Mathieu Fantin
Un livre dont la dernière phrase de l'introduction précise qu'il tentera d'appuyer la thèse selon laquelle "la haine de l'ennemi n'est pas un facteur déterminant de la ténacité des combattants dans cet enfer de quatre longues années". Une prise de position initiale qui, à quelques reprises, peut se révéler pénalisante.
Partant, explique-t-il dans l'introduction, d'un mémoire d'histoire rédigé en 2002, l'auteur part d'une anecdote (une fraternisation entre Français et Allemands très sommairement évoquée, sans le moindre détail permettant de revenir sur les faits) pour poser la question de ces rapprochements brefs et ponctuels, de ces négociations locales et informelles qui se sont manifestées durant la guerre entre deux tranchées ennemies proches. Il consacre plusieurs pages à définir son corpus de sources, écrites, orales et photographiques, publiques et privées, puis il s'intéresse aux soldats, à l'organisation militaire, au système-tranchées et au terrain des combats, à la vie des troupes (ennui, repos, coups de mains et patrouilles), avant de consacrer son chapitre 2 à la question de l'adaptation des individus au rythme et aux formes de la guerre : "Les combattants appliquaient ce système du 'vivre et laisser vivre' d'une façon plus ou moins instinctive, car les soldats des deux camps avaient généralement plus de haine de la guerre que de leurs voisins ennemis". Il aborde ensuite la question des fraternisations et des "trêves tacites", autour d'un peu de nourriture, de tabac, de musique. Les citations sont nombreuses, mais on peut s'interroger sur le crédit à apporter à celles tirées de romans (celle évoquée via Le feu, de Barbusse, p. 88). Il note également, et aurait sans doute pu insister sur ce point car la pratique est avérée, que certaines "fraternisations" initiées par les Allemands l'ont été sur ordre du commandement, pour contribuer à la démoralisation des soldats français, comme cela fut d'ailleurs systématisé et réussi sur le front oriental. Il observe également que les sanctions disciplinaires sont souvent inexistantes, ou au pire de faible importance, dans les cas avérés de fraternisation, ce qui traduit bien cette "renégociation locale", régulière, du commandement par les chefs de contact, qui prennent en compte au jour le jour la dureté des conditions de vie en ligne et comprennent les sentiments qui peuvent animer leurs hommes.
Ce texte courant d'une centaine de pages est suivi par de très nombreuses annexes (pp. 109-200), constituant une "anthologie des paroles échangées entre poilus et boches". Les références sont extrêmement nombreuses et proviennent d'ouvrages ultérieurs de nature très diverses, de témoignages, de correspondances, etc. Tous les exemples donnés ne prouvent pas une "fraternisation" effective ("La neige tombe depuis deux jours et elle ne fond pas, les Boches font des bonhommes de neige devant leur tranchée et cela nous amuse. On les démolit à coups de fusil") et il ne faut pas confondre la compassion dont on peut faire preuve pour un blessé voire pour un prisonnier (à quel moment par rapport à sa capture ? Celle-ci a été effectuée dans quelles conditions ? etc.), et le fait de vouloir "fraterniser" avec l'ennemi. En résumé, la vie et les rapports aux tranchées entre Français et Allemands ont naturellement été variés, fluctuant, complexes, et il aurait été surprenant que le seul discours de propagande (que la plupart des poilus savent relativiser) ait des conséquences dramatiques.
En résulé un petit ouvrage extrêmement intéressant, qui montre une nouvelle fois toute la diversité et la complexité des situations de guerre, mais qu'il faut lire avec beaucoup d'attention et en contextualisant chaque témoignage pour ne pas tomber dans le verbiage sentimentaliste.
Editions La boîte à Pandore, La Penne, 2014, 231 pages. 18,90 euros.
ISBN : 978-2-87557-150-2.