Souvenirs de Verdun
Sur les deux rives de la Meuse avec le 164e RI
Eugène Carrias
Le nom d'Eugène Carrias n'est pas inconnu : les amateurs d’histoire et de stratégie militaire le connaissent pour ses ouvrages publiés entre 1932 (Comprendre) et 1960 (La pensée militaire française), mais la plupart ignorait sans doute qu’il avait tenu un Journal, de son arrivée au 164e RI dans la région de Verdun en janvier 1915 à sa grave blessure dans le même secteur le 23 février 1916, au surlendemain de l’attaque allemande. A partir de ce texte original, son fils, puis son petit-fils, ont pu préparer une édition de ces Souvenirs de Verdun, intéressante à plus d’un titre.
Replaçons l’ouvrage dans son contexte général : bachelier en août 1914 et inscrit en préparation à Saint-Cyr à Nimes, Eugène Carrias s’engage aussitôt et rejoint son régiment en janvier 1915 comme sous-lieutenant. Ces souvenirs sont donc ceux d’un jeune homme de 20-21 ans, instruit, décidé à faire une carrière militaire et issu de la petite bourgeoisie provençale et bas-alpine. Les cahiers, dont l’essentiel est ici publié, concernent une période de quatorze mois sur le front stabilisé de la région de Verdun et retracent le vécu quotidien d’un chef de section qui partage à la fois les bonheurs et malheurs de ses hommes et les certitudes ou les doutes de ses chefs immédiats.
Il se confirme immédiatement que les périodes d’intense activité militaire sont entrecoupées de séquences parfois longues de repos relatif. Le travail aux tranchées lorsqu’on est « en secteur », les préoccupations immédiates de la vie quotidienne (dormir, manger, se laver, écrire son courrier, se détendre) et les nécessités ou contraintes au jour le jour du commandement de contact occupent donc quantitativement une place importante dans ce récit : « Les uns rient et chantent ; quelques-uns, peu nombreux, tremblent et pleurent ; d’autres enfin souffrent et meurent. Les épisodes amusants ou comiques, les drames douloureux ou poignants s’entremêlent au hasard et c’est là toute la vie dans les tranchées ».
Quelques séquences rapportent les offensives et contre-offensives locales, conduites en 1915 dans cette région très disputée, comme la manœuvre de diversion du 28 février. Si « le capitaine me recommande d’être prudent et de m’arrêter dès que j’entendrais siffler les balles », à la fin de la journée néanmoins « de nouvelles croix de bois vont s’aligner dans le cimetière militaire de Bras », à la suite de l’un « de ces combats obscurs mentionnés au communiqué de quelques phrases laconiques ».Les noms des villages et des lieux que l’on retrouvera un an plus tard lors de la grande offensive allemande se succèdent : Esne, Moulainville, Charny, Chattencourt, Béthincourt, Mort-Homme, Forges, Thierville, les Jumelles d’Ornes, etc., et pourtant, parfois, « on pourrait croire qu’un coup de baguette magique nous a transporté dans une garnison de l’intérieur ». Le régime des armées en campagne s’applique toutefois avec toute sa rigueur du temps de guerre, comme lorsque Carrias est désigné pour accompagner au peloton d’exécution un soldat de la compagnie, accusé d’avoir refusé de porter un ordre en première ligne (pp. 120-121). C’est aussi le temps des « rumeurs », transmises par les réseaux indirects de ceux (simples cuisiniers, vaguemestres ou officiers de liaison) qui font l’aller-retour entre le régiment et l’état-major et dont l’auteur se fait régulièrement l’écho, qu’elles annoncent une prochaine offensive ou la relève attendue. Dans ce « train-train » quotidien de la guerre, « mon bonheur est fait de satisfactions matérielles et terre à terre : dormir dans un lit, porter du linge propre, me laver sans économiser l’eau, manger dans une salle chauffée et éclairée », tout en sachant que le prochain assaut peut être pour la nuit suivante : « Avec un gros soupir plein d’amertume je conclus : ‘Eh bien ! Nous attaquerons les Jumelles si l’ordre en est donné’ ».
Les derniers chapitres (pp. 152-208) sont consacrés aux premiers jours de la bataille de Verdun de février 1916 dans le secteur du bois d’Herbebois puis, après la blessure de Carrias qui provoquera son amputation de l’avant-bras, à son évacuation vers l’arrière dans le système complexe mais rodé des organismes du Service de santé. Au préalable, l’auteur note dans les jours qui précèdent que « les mauvaises nouvelles nous arrivent de tous côtés : cyclistes, agents de liaison, vaguemestres, blessés guéris rentrant de convalescence racontent tous, dans des récits vagues mais concordants, que les Allemands se préparent à attaquer Verdun ». Pendant ce temps, « les hommes travaillent sans arrêt. Nous sommes submergés sous une véritable avalanche de matériel ; après une disette complète, nous recevons plus de rondins que nous n’en demandons. C’est là, dit-on, la conséquence d’une visite du général de Castelnau dans le secteur ».
La conclusion est brève. Carrias ne cache pas « les défaillances momentanées » et « les lâchetés isolées », mais il souligne « la ténacité plus âpre » de "ses" poilus, de laquelle « est née quelque chose de grand dont le souvenir ne doit pas être oublié » : « Cela nous l’avons accepté pour rester nous-mêmes ».
Au bilan, un récit qui sait faire la part de tous les facteurs dans une réalité évolutive. Un témoignage qui nous place au cœur des tranchées avec les responsabilités et les pensées d’un chef de section. Un témoignage particulièrement riche.