François Delpla
Auteur prolifique (17 ouvrages et des centaines d’articles depuis plus de vingt ans), spécialiste de la Seconde guerre mondiale (il anime la revue La Dernière Guerre - LDG), François Delpla est à certains égards un historien « en marge » des écoles traditionnelles. Excellent chercheur (on se souvient de Les papiers secrets du général Doumenc -Orban, 1992- sur la campagne de mai-juin 1940), il semble parfois élaborer une théorie complète à partir de quelques documents originaux fort pertinents, mais « complétés » par des déductions à caractère psychologique un peu rapides, ce qui lui vaut sa position particulière dans le paysage historiographique.
Son dernier opus, Churchill et Hitler (Editions du Rocher, 2012), appartient à la même veine et l’auteur dresse (en s’appuyant surtout sur les écrits du premier) un double portrait, à la fois croisé et parallèle, des deux principaux dirigeants de la Seconde guerre mondiale, sur fond de choix stratégiques à l’échelle continentale et de relations avec les autres intervenants (Français ponctuellement, mais Américains et Russes essentiellement). Il donne dès l’introduction son interprétation du caractère d’Hitler en faisant sienne la théorie selon laquelle ce dernier aurait basculé dans l’antisémitisme, « de façon aussi brusque que radicale, analogue à un précipité chimique », à l’automne 1918 à la suite d’un traitement par hypnose subi dans un hôpital militaire de la région de Berlin du fait de sa blessure aux yeux pour cause d’attaque aux gaz toxiques. Son médecin traitant, Edmund Forster, « persuadé d’avoir dans la dictature qui s’abattait sur le pays une responsabilité essentielle », se serait suicidé en 1933 après avoir remis le dossier médical de son ancien patient à des intellectuels émigrés à Paris : toutes les pièces du dossier auraient ensuite été détruites, à l’exception « d’un roman, resté inédit, et retrouvé dans les papiers du grand écrivain tchèque, juif et germanophone Ernst Weiss … C’est malheureusement la seule trace aujourd’hui disponible du dossier et les part respectives de ce matériau et de la création romanesque sont impossibles à délimiter »… Pour un historien, voilà qui commence mal…
Et pourtant… En partant du regard de Churchill, « une sorte de psychiatre spécialisé dans les maladies politiques et merveilleusement placé pour en pénétrer les ressorts », François Delpla reconsidère l’histoire des années 1930-1945 en s’intéressant « au choc de deux volontés individuelles ». Dans ce registre, il multiplie les citations, extraites des divers écrits, des discours, des correspondances, des conversations ultérieurement rapportées du « vieux Lion » britannique et sait trouver le rapport oublié ou le témoignage indirect qui fait mouche. Il utilise abondamment les récits et mémoires des « petits » acteurs de la « grande » histoire (secrétaires des uns, attachés de presse des autres, etc.) et trouve, en particulier dans des publications anglo-saxonnes, des références très rarement citées en France.
L’ouvrage se divise chronologiquement en trois parties assez classiques. La première, « L’Allemand fonce, l’Anglais piétine », couvre la période 1930-1939, durant laquelle Churchill fait preuve d’une compréhension exceptionnelle (par rapport à ses pairs) du danger que représentera à terme Hitler et des réponses qu’il faudrait faire aux provocations successives soigneusement mises en scène du Führer. La seconde, « La résistance », qui s’étend de la Drôle de guerre au printemps 1941, voit le chef du gouvernement britannique, héraut et moteur de la résistance au nazisme, bien isolé face à la déferlante allemande. François Delpla nous compte au passage une étonnante histoire de « vingt-neuf faux documents qui avaient été introduits dans les archives nationales de Londres entre 1999 et 2004 », affaire restée sans suite en dépit de « la suspicion jetée sur l’ensemble des archives britanniques ». Voilà qui complète notre introduction : en faisant référence aux travaux d’un historien anglais, il relaye les doutes sur l’intégrité des archives officielles. Les faits sont troublants, peut-être (partiellement) exacts, mais la présentation entretient une espèce de « théorie du complot » qui laisse perplexe. La troisième enfin, « L’estocade », nous conduit de l’attaque contre l’URSS en juin 1941 au suicide d’Hitler dans son dernier bunker, alors que Roosevelt et Staline prennent une place essentielle dans la coalition alliée mais que Churchill s’efforce de conserver un pouvoir d’influence (souvent réel). Sont par exemple évoqués à l’occasion des différents chapitres les relations entre services secrets allemands et organisations sionistes (à propos de la déportation des Juifs hongrois), les débats sur l’emploi éventuel par les Alliés de l’arme chimique ou bactériologique sur les villes allemandes, ou le bombardement de Dresde (en faveur duquel les Soviétiques auraient particulièrement insisté).
En conclusion, François Delpla voit les deux hommes comme des « Titans engagés très tôt dans un affrontement mortel » : « Les deux champions engagent un combat sans merci, dans lequel chacun joue la substance même de son pays », la clairvoyance et l’habileté de Churchill faisant pièce à la capacité de dissimulation puis de résistance d’Hitler. Ce dernier n’aurait pas voulu vaincre et détruire l’Angleterre mais lui imposer une coexistence dans laquelle ses valeurs se seraient dissoutes ; le premier « combattait non pas Hitler mais bien le nazisme, n’entendait pas lui permettre de survivre sous des masques et était encore l’un des rares, dans la direction britannique, à être en garde contre ce risque ».
Au bilan, à la fin de la lecture de ce volume de près de 570 pages, un sentiment mitigé qui nous renvoie une fois de plus à notre introduction : de grandes qualités de chercheur, un sens aigu du document « qui parle », mais des raccourcis, des ellipses, des rapprochements que l'on trouve parfois hâtifs. On regrette d’ailleurs l’absence de bibliographie finale, car la liste récapitulative des ouvrages utilisés (néanmoins précisés au coup par coup au long du texte dans les notes infrapaginales) permet souvent de mieux percevoir les sources d’inspiration d’un auteur. Un livre à acquérir et à conserver, par la masse considérable de détails qu’il évoque ou révèle et pour les hypothèses qu’il présente, mais à lire avec la retenue et la distance qu’impose une stricte méthodologie historique. Un « livre-source » peut-être, en ce qu’il présente des éléments rarement pris en compte, mais dont certaines conclusions peuvent laisser rêveur.