Autopsie d'une bataille légendaire
David Cornut
Revenons sur notre présentation de ce beau livre (le 4 janvier dernier, ici), la "somme" de David Cornut sur la quasi-mythique bataille de Little Big Horn. Du fait de l'intérêt suscité parmi nos lecteurs et des débats qui entourent ce sujet, l'auteur a bien voulu répondre à quelques questions.
Question : Comment en êtes-vous arrivé à étudier cette bataille finalement peu connue en France?
Réponse : Titulaire d’une maîtrise en histoire, je suis « tombé » sur Little Bighorn par accident. Lors d’une visite du champ de bataille de Gettysburg, j’ai été intrigué par un portrait du général Custer que j’ai acheté pour sa flamboyance vestimentaire. J’ai ensuite commencé à « prospecter » sur Internet, où j’ai découvert la controverse et commandé mes premiers livres. Il y a ensuite eu les voyages, les entretiens avec les spécialistes et les consultations de documents, qui m’ont définitivement poussé à écrire sur le sujet. Little Bighorn est en même temps un conflit armé, un casse-tête policier où il faut vérifier les "dépositions" de chacun, une scène de crime fouillée en 1984 seulement, un mythe identitaire américain malléable, un conflit entre des immigrants et des tribus autochtones, une sombre histoire politique et une image célébrée par l’art. Tous ces facteurs rendent la bataille absolument fascinante. Aux Etats-Unis, on la compare parfois à une maladie virale, tant elle captive les chercheurs.
Question : Vous décrivez un Custer finalement très différent de l'image généralement admise. Y a-t-il débat aujourd'hui parmi les historiens américains sur ce sujet et comment le vaincu de Little Big Horn est-il présenté ?
Réponse : Oui. Custer était un prodige de la cavalerie, parfois immature et maladroit, devenu un héros populaire de l’ampleur d’un Davy Crockett. Après des études mouvementées à l’académie de West Point, il a démontré une telle maîtrise au combat qu’il est devenu général de cavalerie à 25 ans, un record jamais égalé dans l’histoire américaine. Après la guerre de Sécession, il a été affecté à l’Ouest où il n’a pas eu l’occasion de beaucoup se battre contre les Indiens et a subi des revers importants, jusqu’à la cour martiale de 1867. Il a cependant formé un régiment d’élite et soigné son image avec des articles dans la presse. Pour donner une idée de sa célébrité, on peut noter qu’en 1876, on distribuait des daguerréotypes à son effigie dans des commerces pour fidéliser les clients ! Little Bighorn a bouleversé la perception du public à son encontre. Les officiels de l’armée ont rapidement compris que la véritable histoire de la bataille serait très embarrassante. Ils ont donc sabordé tous les efforts faits pour ouvrir une enquête officielle sur la défaite, cachant des archives jusqu’en 1951. Faute d'explication, la culture populaire s’est emparée du drame et en a fait ce qu’elle voulait, selon les humeurs, les époques et les envies. On a multiplié le nombre des guerriers, agrandi le village indien, déformé les mouvements et les faits.
De même pour Custer, qui est devenu un triste fourre-tout, un nom sans histoire, entre fantasmes, condamnation du colonialisme, patriotisme naïf et anti-américanisme virulent. Dans l’historiographie, par contre, j’ai noté des avancées très encourageantes. Depuis les années 1970, la carrière de Custer pendant la guerre de Sécession a été mieux étudiée et mise en avant. Depuis 1997, il y a aussi un nouveau regard sur Little Bighorn, avec une lecture plus critique des témoignages. En janvier 2013, par exemple, la revue d’histoire militaire MHQ titrait : « Custer : son plan audacieux à Little Bighorn lui a pratiquement fait gagner la bataille». L’article était signé Paul Hutton, spécialiste reconnu du sujet. Ce sont des signes encourageants, même si la frilosité est palpable à l’heure de la conclusion. Les historiens recensent les faits, mais le malaise reste visible quant vient le temps de les analyser selon le règlement militaire. En effet, des officiers autour de Custer ont commis des parjures et des actes de haute trahison qui n'ont jamais été punis.
Question : On a le sentiment en lisant votre ouvrage que la coalition indienne n'est pas réellement commandée et que chaque chef, chaque guerrier ayant un peu d'ascendant sur les autres, mène "sa propre guerre". Qu'en était-il exactement et peut-on parler d'une "conduite de la guerre" par les chefs des tribus indiennes ?
Réponse : Les guerriers menaient effectivement souvent leur « propre guerre ». Il était admis, chez les Amérindiens, que l’on suivait un leader selon sa force de persuasion, mais que l’on était libre de le quitter à tout moment. Ce manque de discipline, qui explique certaines défaites, vient du modèle standard des « guerres indiennes », fait de raids-surprise sur des possessions ennemies. Cette guérilla demandait des hommes bien entraînés individuellement et bons cavaliers, ce qui était le cas, mais de discipline globale. Cela dit, les sociétés guerrières avaient leurs propres formations, et beaucoup se sont battues à Little Bighorn dans la coalition, provoquant souvent des offensives décisives. Ainsi, Lame White Man et ses jeunes Cheyennes, réunis et formés bien avant la bataille, ont conduit la charge qui a brisé la ligne fédérale. Les hommes de Crazy Horse ont également suivi leur chef, tout comme les 130 hommes du chef de guerre Runs The Enemy. Cependant, il est vrai que la notion de « conduite de la guerre », avec un "général" pour toute la coalition, n’est pas applicable chez les tribus, en tous les cas dans le sens que nous lui donnons. Sitting Bull pouvait inspirer des guerriers, comme à Kildeer Mountain en 1864, mais il ne pouvait garantir leurs mouvements. A Little Bighorn, la surprise de l’attaque de Custer a rendu toute coordination des mouvements impossible, comme l’ont confirmé les témoins indiens. Des dizaines de groupes de guerriers ont cherché à attaquer les lignes fédérales de la manière la plus efficace et moins coûteuse en vies possible.
Question : En quoi Little Big Horn a pu représenter (et représente peut-être toujours ?) un évènement majeur dans l'histoire américaine ultérieure ?
Réponse : C’est très étrange que Little Bighorn soit si peu connue en France -au-delà de l’image d’Epinal du cinéma-, car aux Etats-Unis, aucune bataille nationale n’est aussi étudiée que ce «last stand». Pour comprendre cette importance, je compare souvent, toutes proportions gardées, Little Bighorn au 11 septembre ou au Titanic. En 1876, une semaine avant la célébration du centenaire des Etats-Unis, 268 soldats sont tués par des tribus autochtones. Pour la grande puissance en gestation, sûre de sa « Destinée Manifeste », inaugurant le téléphone et la moissonneuse-batteuse, le choc est immense. Il ne faut pas oublier que la guerre de Sécession ne s’est terminée que onze ans auparavant. On pense alors que les bains de sang ne sont plus possibles, que la survie de la nation est assurée et que l’Amérique tient son avenir entre ses mains.
Il y a également ces millions d’immigrants, Français, Allemands, Irlandais, Suisses, qui n’ont aucune mémoire collective commune. Pour ces pionniers de 1876, Little Bighorn est leur premier traumatisme partagé d’Américains, leur première expérience commune que l’on discute dans les saloons. C’est aussi une occasion de réunir le Nord et le Sud dans un même deuil, d’oublier la Sécession, de se sentir Américain et de se trouver un ennemi commun et facile, les Amérindiens. Signe de l’histoire, six mois après Little Bighorn, les Démocrates du Sud reprendront le pouvoir à Washington par l’élection serrée de Rutherford Hayes.
Enfin, Little Bighorn, c’est aussi la mémoire amérindienne, le symbole de la « dernière résistance » de Sitting Bull face à la colonisation. Cette victoire sera résumée par Mary Crow Dog avec cette belle formule : « Les anciens se rappelaient l’époque où leurs pères et leurs grands-pères avaient combattu Custer l’arme au poing ».
Little Bighorn est toujours un mythe identitaire aujourd'hui. Les thématiques qu’elle renferme -immigrants, colonialisme, destinée manifeste, minorité amérindiennes, douleur de la défaite, désastre, résistance, Frontière, doute, tactique de cavalerie- sont systématiquement utilisées dans les médias et rappelées en permanence à travers la caricatures et les discussions. Au cinéma, aussi : en 1940, Errol Flynn en Custer représente la résistance des Américains face au nazisme. En 1970, Richard Mulligan est le désarroi du Vietnam. En 1990, Gary Cole sonne le retour de l’armée américaine dans le Golfe. Les tactiques de Little Bighorn sont aussi actuellement débattues à l’école de commandement de Fort Leavenworth. Le sujet survit en se métamorphosant selon les époques. Ce n’est pas un hasard si, en 2009, le président Obama a honoré un vétéran indien crow de la Seconde Guerre Mondiale, dont le site de la Maison-Blanche a rappelé qu’il était un descendant d’un éclaireur de l’armée à Little Bighorn.
Question : Au-delà du symbole, pourquoi selon vous un chercheur d'histoire militaire doit s'intéresser à Little Big Horn?
Réponse : Dans mon livre, je veux combattre notre vision enfantine des guerres indiennes, héritée de Buffalo Bill, en inscrivant chaque fait, chaque personnage dans son époque. Les guerres indiennes n’étaient pas de simplistes combats, mais des guerres coloniales complexes, avec un débat sur la question presque moderne dans la société américaine. Il y avait des mouvements politiques pour les Indiens, des officiers héroïques, des officiers racistes, des groupes religieux, des humanistes, des chefs belliqueux, des chefs héroïques, etc. Il reflète souvent les débats et les enjeux qu'ont eu les Français, les Hollandais ou les Anglais dans leurs propres "aventures" coloniales.
De même, Little Bighorn se veut un fait militaire complexe, avec treize cartes dans le livre situant précisément l’action. Beaucoup d'ouvrages sur le sujet divisent le terrain en plusieurs plans distincts, rendant la vision d’ensemble impossible et donnant l'impression d'une agonie inéluctable des hommes de Custer. Avec une carte globale du champ de bataille, Little Big Horn, autopsie d’une bataille légendaire donne l’occasion au lecteur de juger les décisions des cadres, américains ou amérindiens. Non, la bataille n’était pas simple, ni suicidaire. Non, tous les hommes du 7e de cavalerie ne sont pas morts. Non, les Amérindiens n’étaient pas des milliers et leur victoire a été acquise par la sueur, le sang et des facteurs particuliers côté fédéral. Oui, Little Bighorn est aussi une affaire d’Etat, qui éclaire une certaine corruption de l'armée américaine. J’ai lu récemment, dans un ouvrage anglais consacré au désastre colonial d’Isandhlwadna, où les Anglais ont été massacrés par les Zoulous, que l’engagement avait été étouffé par l’armée anglaise, qui a diffamé le commandant décédé et modifié le déroulement des évènements… Little Bighorn peut donc également servir, pour les chercheurs en histoire militaire, à traiter à l'avenir avec une prudence particulière certains désastres militaires émotionnels, sur lesquels on présente des explications faciles.
Merci pour la précision de ces réponses, très complètes, et encore bravo pour ce beau livre.
Nota : Pour ceux de nos lecteurs qui souhaitent élargir leurs connaissances sur les campagnes de Custer, nous renvoyons à la recension
publiée ce jour par Stéphane Mantoux, sur Historicoblog, de l'ouvrage 'Custer and His Wolverines' (Edward G. Longacre), qui traite des opérations
la brigade de cavalerie du Michigan pendant la guerre de Sécession (ici).