Bertha von Suttner
1843-1914
Amazone de la paix
Marie-Claire Hoock-Demarle
Chacun a au moins entendu une fois son nom, que l'on croise régulièrement dans les textes publiés au début du XXe siècle, mais force est de reconnaître que rares sont ceux qui seraient capables d'aller plus loin.
Cette biographie de "l'amazone de la paix" par Marie-Claire Hoock-Demarle est donc indiscutablement un ouvrage important, pour plusieurs raisons. D'une part, comme toute biographie, elle nous restitue avec forces détails parfaitement référencés l'ensemble de la vie publique et privée de Bertha von Suttner ; mais aussi d'autre part parce qu'elle replace l'action de cette femme énergique dans le contexte personnel et collectif qui fut le sien, nous ouvrant ainsi d'intéressantes pistes de réflxion sur la haute société intellectuelle européenne du temps. Née dans une ancienne et noble famille de Bohème ayant connu quelques revers de fortune, la jeune Bertha visite avec sa mère les grands lieux de villégiature européens lorsqu'elle est en âge de se marier, à la recherche de l'époux aisé qui lui assurera le statut auquel sa famille aspire pour elle. Devenue préceptrice des jeunes filles d'une riche famille viennoise, elle s'éprend du cadet de la maison et, après une escapade à Paris où elle est brièvement secrétaire du richissime Alfred Nobel, l'épouse secrètement et se "réfugie" en quelque sorte dans le Caucase avec lui pendant de longues années. Curieuse existence dans cette province excentrée de l'empire russe, entre travail quotidien pour faire vivre le couple et soirées "luxueuses" entre les quelques nobles venus de différents pays exilés sur ces terres lointaines. Rentrée à Vienne à la fin des années 1880, elle connait la vie relativement oisive des élites du temps, de Paris à la Riviéra et à Venise, et entre en relation avec la League britannique pour la paix et l'arbitrage tout en entrenant une relation épistolaire avec Nobel. Elle développe alors ses talents littéraires, d'abord sous pseudonyme, rencontre un succès relatif avec un premier livre, confirme avec un second et publie enfin son "maître ouvrage", Die Waffen nieder ("Bas les armes !"), "plus grand succès éditorial du XIXe siècle" avec les contes de Grimm. Ses engagements désormais ne varient plus. Elle multiplie les prises de parole en public et les publications, cumule les présidences d'associations et organisations, participe aux congrès internationaux, défend avec fougue ses convictions pacifistes à travers toute l'Europe et jusqu'aux Etats-Unis, en particulier grâce aux soutiens matériels qu'Alfred Nobel lui accorde régulièrement. Au fil des pages, on croise un grand nombre d'écrivains et intellectuels célèbres, des hommes politiqes, des journalistes, des grands noms de l'aristocratie. Ainsi, outre le parcours d'une femme exceptionnelle en son temps, Marie-Claire Hoock-Demarle brosse-t-elle pour nous le tableau d'une société européenne, internationale, cosmopolite à bien des égards, qui est chez elle aussi bien à Vienne qu'à Paris ou à Venise, porteuses d'idéaux élevés et pourtant, à bien des égards, sans réelles relations avec la réalité sociale de son temps. Impression parfois curieuse d'une génération privilégiée qui vit selon les règles de l'aristocratie la plus traditionnelle tout en étant animée par de hautes valeurs. Devenue la véritable porte-parole du pacifisme européen, elle est finalement honorée par le prix Nobel de la paix, qu'elle avait persuadé son ami Alfred de créer. Bertha von Suttner s'est aussi distinguée très tôt en s'élevant contre l'antisémitisme, qui atteint alors des sommets à Vienne et en Europe centrale et commence à s'installer dans le paysage politique et intellectuel en France. Par contre, son enagement "féministe", parfois mis en avant aujourd'hui, semble plus marginal et l'on ne saurait dire qu'au-delà de sa propre personne elle se soit effectivement engagée en faveur de la "libération" de ses contemporaines.
Celle que l'on surnomme désormais Friedensbertha décède le 21 juin 1914, une semaine avant le double assassinat de Sarajevo. Elle ne sera pas témoin de la Grande Guerre, qu'elle craignait depuis de longues années, et ne verra pas la création de la SDN, qui apporte (ou tente d'apporter) une réponse internationale à ses préoccupations. Une belle, riche et dense biographie, qui nous ouvre également les portes d'un monde disparu, entre villes d'eaux, stations balnéaires et grandes capitales européennes.
Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d'Ascq, 2014, 353 pages, 29 euros.
ISBN : 978-2-7574-0738-7.