La relation de sir Alexander Burnes (1836-1838)
Traduit et présenté par Nadine André
Dans une solide introduction d'une quarantaine de pages, Michael Barry replace dans le contexte plus large de l'histoire de la région et de l'Afghanistan au cours des deux derniers siècles le texte traduit par Nadine André. Il nous rappelle d'ailleurs ainsi que "les voyageurs européens dans le monde afghan, ouzbek ou iranien des années 1830 étaient encore appelés des "Francs" -des Firingi : souvenir lointain de la prépondérance française lors des croisades. Ce n'est qu'après la guerre de 1838-1842 que se substituera, dans Kaboul et Peshawar, l'appellation générique d'Andrez, d'Anglais". Il termine en décrivant par le menu la mort, horrible, de l'officier et diplomate britannique le 2 novembre 1841 à Kaboul. Le te'xte original d'Alexander Burnes est par ailleurs précédé par un "Dossier cartographique" de 11 pages qui permet de retrouver les évolutions frontalières, les principales principautés et les zones de peuplement des grandes ethnies entre le XVIIIe et le XXe siècles, entre l'empire britannique des Indes et l'Asie centrale russe. L'ouvrage enfin se termine avec un dense "Dossier historique" (pp. 305-400), dans lequel Nadine André revient en détail sur la carrière de sir Alexander Burnes et ses voyages au cours des années 1830, le long de l'Indus, vers le khanat de Boukhara, les zones pachtounes et le royaume de Kaboul, menacé par l'anarchie et les querelles de succession. Elle nous rappelle également le déroulement et les conséquences de la première guerre afghane, au cours de laquelle décède Burnes, et revient sur les traits marquants de sa personnalité.
Le corps du texte (pp. 63-303) est donc constitué par le récit détaillé du voyage et du séjour en Afghanistan de l'officier écossais. Il est parsemé de reproductions des croquis et dessins des sites et personnages rencontrés, mais aussi de tableaux statistiques aussi varriés que la liste des faucons de l'émir Ali Murad, les chiffres par commune du peuplement Hazara ou l'état par type de commerces des échoppes du bazar de Dera Ghazi Khan. Plus que le seul récit d'une mission diplomatique et de renseignement, en effet, Alexander Burnes nous offre une véritable étude de géographie physique et humaine, d'ethnologie, politique et sociale. Les questions linguistiques sont traitées, aussi bien que sont détaillées les différentes pratiques religieuses, l'histoire afghane des années antérieures, les différents claniques ou tribaux, la météorologie et le climat selon les régions, la place de la femme dans la société (déjà !), le rôle presque "social" des journées de chasse entre puissants, etc. A travers des paysages somptueux, des déserts du Sud à la vallée du Panjshir, à Héra, à Kunduz, de l'Hindou Kouch à Kaboul, voici donc un superbe récit de voyage, qui est dans le même temps un compte rendu officiel et un témoignage rare. Au-delà des descriptions, on ne saurait oublier l'environnement géopolitique, entre l'empire des Indes, la Perse et la Russie, alors que le "Grand Jeu" anglo-russe agite et déchire la région.
Enfin, imprimé de façon très soignée sur un beau papier, ce livre est complété par un solide appreil de notes et l'on apprécie que le traditionnel index des personnages cités soit complété par un "Répertoire" (pp. 425-457) qui présente sommairement la biographie de chacun, et par un "Glossaire" qui permet en particulier de distinguer entre les différents niveaux des notables et nobles afghans. Un très beau livre, particulièrement intéressant et vivement recommandé.
Editions Chandeigne, Paris, 2012, 490 pages, 29 euros.
ISBN : 978-2-915540-81-9
Nadine André a bien voulu répondre à quelques questions :
Question : Comment peut-on situer Alexander Burnes dans la hiérarchie européenne des Indes britanniques à l'époque ?
Réponse : En 1836, Burnes, âgé de 31 ans, occupe le poste d'assistant du résident du Cutch, dans la présidence de Bombay. Il a obtenu en 1821 sa nomination dans l’armée de l’East India Company grâce au favoritisme, le système en vigueur à l’époque, mais c’est ensuite à ses seuls talents qu’il doit d’être affecté au service politique en 1829, puis de se voir confier des missions diplomatiques et d’exploration dont le succès lui vaut une notoriété exceptionnelle. Il décline les propositions de postes dans la diplomatie, en Perse, notamment, qui lui sont faites lors de son passage à Londres en 1834-1835. Sa connaissance du nord-ouest du sous-continent et des pays voisins lui permet d’espérer accéder, sans un avenir proche, à un poste de résident dans un état protégé ou d’envoyé dans un état frontalier. Il a eu sous les yeux les exemples d’autres officiers écossais dont la carrière s’est achevée au poste de gouverneur d’une présidence (celle de Bombay pour Mounstuart Elphinstone et John Malcolm). Il est donc très déçu, à son retour de Grande-Bretagne en 1835, car aucune perspective de promotion immédiate ne lui est offerte et ses relations avec son supérieur hiérarchique direct, qui a à son encontre des griefs dont la jalousie n’est pas totalement absente, ne tardent pas à se dégrader. Aussi la mission qu’on lui confie en 1836 répond-elle à ses attentes et lui donne l’espoir de se voir bientôt confier un poste plus prestigieux.
Question : Il est à la fois, comme beaucoup d'hommes de son temps, militaire et diplomate, ethnologue et scientifique. Au terme de votre travail, quelles sont les qualités principales que vous lui reconnaissez ?
Réponse : Burnes a le sentiment d’avoir eu une scolarité médiocre et d’être le membre le moins cultivé de sa famille. Pourtant, il a une érudition non négligeable pour un homme qui a interrompu sa scolarité à l’âge de quinze ans et que l’on peut attribuer à l’excellence du système scolaire écossais de l’époque ainsi qu’à sa soif de connaissances.
Il est épris de liberté, très ouvert, sociable et curieux de tout. Où qu'il soit, il aime se mêler à la population, toutes classes confondues, nouer des contacts et avoir de longues discussions sur une multitude de sujets. C’est lors de ses missions qu’il donne le meilleur de lui-même. Il est également réfléchi, courageux et ambitieux, mais ce sont son flair, son charme, son aptitude à s'adapter à toutes les situations qui lui permettent de mener à bien ses missions et d’en tirer de beaux récits. Il a un réel talent de narrateur et ne donne jamais le sentiment qu’il se prend au sérieux.
Question : Dans le cadre plus large du "Grand jeu" russo-britannique, comment se comprend et s'explique son action ?
Réponse : Burnes échoue à convaincre les autorités de soutenir Dost Mohammed, seul capable, à ses yeux, de faire de l’Afghanistan un rempart contre la Russie. Le problème fondamental est qu’en cette période de « Russophobie », les autorités britanniques ne veulent pourtant pas remettre en cause leurs relations diplomatiques avec la Russie, jugées globalement satisfaisantes au plan européen. Elles considèrent plus simple de prendre aux marches du sous-continent des mesures présentées comme défensives et dont le coût est imputé au gouvernement de l'Inde.
Il y a une part de naïveté chez Burnes lorsqu’il entame cette mission en 1836. Il ne tarde pas à découvrir qu’il n’a rien à offrir en retour des exigences britanniques et son travail est sabordé par les missives officielles sans ambiguïté qu’Auckland envoie à Dost Mohammed. Il finit par comprendre que la mission à Kaboul n’avait pas vocation à réussir. Il a pourtant tout fait pour qu’elle aboutisse. Mais la politique retenue par les autorités est un plan pré-établi plaqué sur la région qui ne prend pas en compte ses spécificités et met en péril un équilibre fragile. Toutes les connaissances de Burnes et les liens qu’il a tissés ne servent donc à rien.
Question : Il semble, et vous le démontrez, qu'il pratique finalement une politique différente de celle qu'il préconisait. Comment l'expliquez-vous ?
Réponse : Il ne parvient pas à convaincre ses supérieurs qu'il faut accéder à certaines des demandes de Dost Mohammed. A la fin de l'année 1838, pour apaiser ses réticences et le rallier à la politique retenue, les autorités politiques lui accordent une promotion et un titre et les autorités militaires exigent qu'il soit en première ligne pour préparer l'avancée de l'Armée de l'Indus. Refuser de participer à l'expédition en Afghanistan, c’est mettre un terme prématuré et définitif à sa carrière. Par opportunisme, il fait donc passer son intérêt personnel avant ses convictions. Sans doute aussi espère-t-il pouvoir se rendre utile une fois à Kaboul. Mais Macnaghten n'écoutera ni ses conseils, ni ceux dispensés par d'autres officiers. L’invasion, puis l’occupation de l’Afghanistan lui font perdre ses dernières illusions. Devenu fataliste, il défend désormais une position attentiste et non plus interventionniste.
Ce qui est plus surprenant et plus difficile à expliquer, c’est son comportement à l'égard des Afghans pendant l'occupation. Il a du mal à s’accommoder d’être en quelque sorte une caution officielle pour Auckland et Macnaghten qui exigent sa présence mais ignorent ses recommandations. Cela ne justifie pas pour autant son comportement désormais désabusé, désinvolte, hautain et inamical.
Question : Pourquoi lire l’ouvrage de Burnes sur l’Afghanistan plutôt qu’un autre ?
Réponse : Le récit, destiné au grand public très curieux de découvrir des régions et des peuples alors méconnus, est tiré d'un rapport officiel qui est passé entre les mains de la censure. On peut donc le lire au premier degré, comme un récit de voyage, et l'on fait un beau voyage.
Ensuite, comme Burnes est très elliptique sur les questions politiques, ont peut se reporter aux dossiers historique et cartographique qui permettent, je l'espère, de mieux appréhender la complexité de la situation politique au moment de la mission et du conflit qui lui fait suite, et au répertoire des personnages qui présente plus longuement les principaux acteurs du récit et où l'on croise des personnalités moins connues mais aux parcours parfois étonnants.
Enfin, il y a la remarquable préface rédigée par Michael Barry, dont la connaissance de l'Afghanistan repose à la fois sur un travail d'historien mais aussi sur une expérience ancienne, directe, intime. Il montre combien les conclusions auxquelles est parvenu Burnes sont fondées et rappelle le désastre auquel conduit l'adoption de politiques qui ne tiennent pas compte des recommandations des experts ni des spécificités des pays concernés et des équilibres régionaux.
Merci pour toutes ces précisions et plein succès à cet excellent ouvrage.