"ENTRETIEN CROISE" A HUIT VOIX
L'édition de livres d'histoire et la politique éditoriale
A l'occasion de l'ouverture du salon du livre de Paris,
nous avons pris contact avec différents éditeurs,
volontairement choisis dans des "segments" et avec des catalogues très différents
(Pierre de Broissia pour LBM, Christian Castellani pour SOTECA 14/18, Jacques Baudouin pour CNRS Editions, Bernard Giovanangeli pour Giovanangeli Editions, Jean-Pierre Turbergue pour Editions Italiques,
Jean-Luc Barré pour BOUQUINS, Fabrice d'Almeida pour FAYARD et Benoît Yvert pour PERRIN),
pour leur demander ce qu'ils pensent de la production de livres d'histoire aujourd'hui.
Remercions les d'abord tous, pour avoir pris le temps de répondre à nos questions, en cette période particulièrement dense et délicate. On constate que les approches de chacun sont différentes (ils dirigent des maisons aux histoires et aux identités différentes), mais qu'un réel amour du livre et de l'histoire constitue un puissant moteur commun : l'emploi à pluieurs reprises de terme "passion" est significatif. Il apparaît également que les projets à l'horizon 2014 ne sont pas facilement dévoilés : conservation du "secret industriel", bénéficier de l'effet de surprise dirait un militaire. Attendons donc jusqu'à la parution des ouvrages. Leurs réponses méritent en tout cas d'être comparées et méditées. Au-delà des nuances entre les sociétés, bien des points communs (intellectuellement) unissent leurs responsables. Mais l'on entend partout dire que l'édition va mal. Tout ce que chacun pourra faire pour populariser et diffuser ces productions mérite de l'être. Dans un domaine où les chiffres de vente ne cessent pas de baisser depuis plusieurs années, promouvoir les livres d'histoire (qui apportent tant, aussi bien en termes de culture générale que de capacité de compréhension et de réflexion sur le monde d'aujourd'hui) est presque une nécessité morale : c'est l'un des très rares moyens d'échapper à la dictature de l'instantané et de l'immédiateté.
Question : Comment qualifiriez-vous aujourd'hui la place et la situation des livres d'histoire dans l'ensemble du monde de l'édition ?
Réponses
LBM (Little Big Man) : En tant que modeste artisan du livre, je n'ai pas suffisamment de hauteur pour répondre de façon très pertinente. Je crois que c'est un créneau difficile dans un secteur en crise. L'enjeu fondamental me paraît être le renouvellement du lectorat. Les plus de 60 ans ont encore le goût du livre et de l'histoire, je ne suis pas sûr que les nouvelles générations soient dans le même cas.
C'est vrai, les livres, ça prend de la place dans les petits appartements. La semaine dernière, je discutais avec un homme de 25 ans. Il me confiait qu'il achetait en moyenne deux livres par an (des romans policiers) ; il les lisait puis il les revendait sur e-bay. Il me disait que tous ses amis faisaient comme ça. Le livre est devenu encombrant. Personnellement, je ne trouve rien de plus beau qu'une bibliothèque qui reflète la personnalité et les goûts de son propriétaire. On ressent dans nos chiffres de vente que les libraires souffrent, ce qui ne pousse pas à un optimisme débordant en tant qu'éditeur, mais aussi et peut-être surtout en tant que citoyen. Quand une bonne librairie de quartier est fermée pour être remplacée par un magasin de chaussures, c'est un peu triste, non ?
Cela paraît être un mouvement inéluctable. La vente par internet, la dématérialisation des livres, ... un jour, on se rendra compte que ce qui nous paraissait pratique et moderne est une formidable régression. Dans ce contexte difficile et dégradé, nous tentons de nous adapter en produisant des livres de qualité pour une clientèle de passionnés.
FAYARD : Une
résistance : tant sur la qualité que par la quantité. Le tout serait de revenir de cette posture défensive à une logique de conquête.
CNRS Editions : L'histoire reste une passion française et constitue un domaine particulièrement dynamique de l'édition. Elle occupe donc toujours une place de choix dans les programmes éditoriaux. Une très grande diversité de thèmes, servie par de nombreux auteurs de talent, continue d'attirer un nombre élevé de lecteurs, des livres grand public et des Mémoires aux ouvrages universitaires et étrangers.
SOTECA : Les Français manifestent un intérêt réel pour l'histoire. Il semble par conséquence que les livres d'histoire continueront à occuper une place significative dans le monde de l'édition, sans toutefois faire partie des thématiques faisant l'objet des ventes les plus importantes.
PERRIN : Elle est visible et légitime, correspondant en tout point à la passion française pour l'histoire qui remonte au XIXe s.
GIOVANANGELI Ed. : Le public est seul juge. L'intérêt des lecteurs pour les livres d'histoire est une réalité et ne se dément pas. Aux éditeurs de trouver les thèmes ou les périodes susceptibles de rencontrer les faveurs des lecteurs et de traiter les sujets sous la forme la plus pertinente (biographie, récit, témoignage, essai, etc.).
BOUQUINS : J'ai le sentiment qu'aujourd'hui il y a
toujours beaucoup de lecteurs passionnés, mais pourtant plus de difficultés que par le passé. Par exemple, peut-être publie-t-on trop de livres en même temps ? Dans le domaine des biographies
également, il me semble que le public attend également autre chose. Mais la curiosité reste intacte, en dépit d'une baisse ou d'un tassement de la diffusion. Je pense qu'il est nécessaire de
réfléchir au renouvellement de notre métier.
Ed. ITALIQUES : Des journées et des semaines de travail bien remplies (et
au-delà !) par notre propre production me laissent peu de temps pour étudier celle de mes estimés confrères... Je ne suis donc pas qualifié pour juger de la place et de la situation qu'y occupent
les livres d'histoire. En revanche, celle que leur accorde les médias est à coup sûr insuffisante. Et mes longues années d'expérience du métier d'éditeur (35 ans déjà !) me permettent d'affirmer
qu'elle s'amenuise sans cesse davantage.
Question : Quels sont vos repères, vos références, vos critères pour éditer un livre d'histoire ?
Réponses
LBM : Il existe de nombreux paramètres différents, objectifs et subjectifs : la qualité du texte reçu, la pertinence de ce texte avec notre ligne éditoriale, la sympathie de l'auteur, l'avis de notre comité éditorial et mon goût personnel, l'intérêt d'une institution qui pourrait être partenaire, une date qui potentiellement accroche (commémorations), etc.
Fayard : Trois
critères simples, en apparence, mais qui en fait nécessitent une adaptation constante : d'abord le livre doit porter un véritable attachement à l'histoire comme compréhension du monde. Je veux
encore croire dans son efficacité, dans sa capacité de livrer une lecture adéquate du réel ; ensuite il doit contenir une perspective ou des faits neufs et originaux, car trop souvent les
ouvrages semblent des reprises de ce qui existe depuis longtemps ; enfin l'auteur doit avoir le goût d'un public élargi et être désireux de faire passer par la narration et l'analyse une pensée
et des connaissances claires.
CNRS Editions : Eu égard à la spécificité de notre maison d'édition, la qualité scientifique et celle des références est le premier critère. La qualité du style de l'auteur en est naturellement un second, à l'exemple de Talleyrand, dernières nouvelles du diable d'Emmanuel de Waresquiel. L'originalité du thème ou son caractère novateur constitue également un critère de choix pour nos différentes collections. La publication dans notre collection "Débats" de l'essai de Jean-François Sirinelli L'histoire est-elle encore française ? illustre aussi notre souhait de soutenir certains questionnements sur cette discipline universitaire.
SOTECA : Pour l'essentiel, nous éditons des ouvrages sur les thématiques et périodes traitées dans nos magazines (Premier et Second empires, Première et Deuxième guerres mondiales, guerres coloniales et opérations extérieures, Légion étrangère). Il nous semble important que ces livres permettent un approfondissement de ces thématiques et puissent avoir une valeur scientifique reconnue.
PERRIN : Trois critères sont essentiels. En premier lieu l'importance historique du texte, ensuite sa qualité littéraire, enfin sa dimension pédagogique.
GIOVANANGELI Ed. : J'ai des périodes de prédilection (Premier empire, guerre de 1870, Grande Guerre). Je m'efforce d'apporter ma pierre à l'édifice de la connaissance de ces périodes, mais aussi à la perpétuation de la mémoire des combattants français. Ma maison relève donc d'une démarche personnelle. Mes choix éditoriaux résultent souvent d'une réflexion commune avec l'auteur.
BOUQUINS : Dans le créneau qui est le nôtre, celui des
dictionnaires, il est indispensable de prendre en compte ce que j'appelle le "phénomène Internet". Il faut faire évoluer nos dictionnaires, pour qu'ils apportent davantage de plus-values, puisées
aux meilleures sources : il faut à la fois informer et faire réflechir. Cette composante "réflexion" est désormais indispensable et elle doit rendre compte de l'état de la recherche. Je n'insiste
pas bien sûr sur la qualité des historiens-auteurs, et je veux souligner l'importance de la qualité de l'écriture, du style. Les grands historiens sont souvent aussi de grands
écrivains.
Ed. ITALIQUES : Avant tout mes coups de
coeur et mes rencontres, avec les auteurs des manuscrits ou les ayants-droit puisque la plupart de nos auteurs sont morts depuis longtemps... Quelle vanité de penser si on aime un livre que
d'autres l'aimeront aussi ! Mais, comme de juste, plus d'un de mes enfants de l'amour s'est chargé de me ramener à la nécessaire humilité...
Question : Pensez-vous que votre maison d'édition soit clairement identifiée dans le domaine de l'histoire ? Quels sont selon vous vos points forts ?
Réponses
LBM : Je pense que nous répondons à notre slogan dans chacun de nos livres publiés : "Des livres au service de notre histoire". Nous essayons d'explorer quelques chemins de traverse, tout en répondant aux attentes du coeur de notre lectorat. Nos points forts sont l'implication que nous mettons dans la réalisation et l'édition de nos livres. Nous essayons de faire des livres qui soient beaux et qui le restent longtemps.
Fayard : Sans aucun doute,
le travail de mes prédécesseurs Olivier Bétourné, Denis Maraval et surtout Anthony Rowley ont fait de Fayard l'une des maisons les plus clairement installées en histoire. Nos points forts ? Les
biographies depuis 1970, les documents historiques, les travaux de recherche innovants sont les trois genres qui structurent nos publications et nous maintenons des publications dans toutes les
périodes, comme le livre de Pierre Cosme sur L'année des quatre empereurs ou celui
d'Evelyne Lever sur Le temps des illusions Les chroniques de la ville et de la Cour l'illustre
: de l'Antiquité, de la Moderne... Et pour la rentrée de grands livres de contemporaine comme celui de Pierre Milza sur Garibaldi.
CNRS Editions : CNRS Editions est reconnu pour la qualité de ses publications, en particulier dans le domaine des sciences humaines et sociales auquel l'histoire appartient. C'est une maison de référence pour de nombreux travaux universitaires ou patrimoniaux. En témoignent l'édition des Mélanges historiques de Marc Bloch ou celle de Bâtir au Moyen-Age de Philippe Bernardi. La rigueur du travail éditorial que nous effectuons est une garantie importante pour nos auteurs, la communauté des historiens et les passionnés d'histoire. Nous publions annuellement près d'une quinzaine de livres consacrés à l'histoire, auxquels s'ajoutent les titres repris dans notre nouvelle collection de poche "Biblis" et de nombreuses revues historiques comme le Corpus des inscriptions de la France médiévale.
SOTECA : Nous espérons bien que SOTECA est clairement identifiée dans le domaine de l'histoire. Nos points forts sont avant tout aujourd'hui les livres relatifs au Ier Empire, aux guerres coloniales et à la Grande Guerre, pour partie dans le cadre de collections, sous la responsabilité de directeurs scientifiques. Pour 14/18, nous attachons un intérêt particulier à la collection "Les nations dans la Grande Guerre", sous la direction de Frédéric Guelton (déjà parus "La Serbie", "La Roumanie", "L'Autriche-Hongrie", à paraître "La Belgique, "La Grande-Bretagne", en préparation "La Turquie", "La Tchécoslovaquie" et "L'Allemagne"). Il faut aussi noter que la collection "Vivre dans la guerre", sous la direction de Jean-Pascal Soudagne, est intéressante et innovante. En outre, une collection d'édition ou de réédition de mémoires (commentés) pourrait voir le jour. Ainsi, SOTECA dispose aujourd'hui d'un catalogue d'ouvrages sur la Grande Guerre particulièrement diversifié et d'un intérêt scientifique certain. Sur une autre thématique, une collection est en cours de développement sous la responsabilité du professeur Jacques Frémeaux (colonisation, guerres et expéditions coloniales). Sont à noter par ailleurs une politique de coédition avec l'ECPAD et le SHD et l'édition d'actes de colloques.
PERRIN : Je le crois. Perrin est une maison qui a plus de 150 ans et qui est le premier éditeur d'histoire. Notre principale force est la légitimité de la maison, servie par la qualité de nos auteurs. J'ajouterai également en point fort l'ensemble maintenant extrêmement établi de la collection "Tempus".
GIOVANANGELI Ed. : C'est aussi au public de la dire. J'ai choisi de publier essentiellement de l'histoire militaire sur des périodes données avec l'espoir d'être clairement identifié. Cette spécialisation fait ma force. La charte graphique, la fidélisation des auteurs et l'existence d'un fonds constituent aussi un certain nombre d'atouts. Tout me laisse penser aussi que je suis reconnu comme éditeur d'histoire militaire car, maintenant, de nouveaux auteurs s'adressent à moi.
BOUQUINS : Je pense qu'étant donné ses spécificités
BOUQUINS n'a pas de souci de "visibilité" ou de "positionnement", au-delà même de l'histoire. Le Dictionnaire de la Grande Guerre, le Dictionnaire de Gaulle ou celui sur Jeanne d'Arc sont des références reconnues. Peut-être observe-t-on actuellement (sans négliger toutefois les
autres grandes périodes historiques) un certain recentrage sur l'époque contemporaine.
Ed. ITALIQUES : Sans aucun doute. Les 300 jours de Verdun et La
Fayette nous voilà ! par exemple constituent je crois en la matière de beaux exemples. Et même si notre production récente s'est un peu diversifée (plusieurs livres atypiques avec CD
et/ou DVD), quelques romans, plus récemment un titre de management et une nouvelle collection non historique sous le coude, le risque reste faible pour les Editions Italiques d'être confondues
avec TF1 Productions, Dunod ou Gallimard...
Question : Anniversaires et commémorations vont se succéder de 2012 à 2019, de campagnes de l'empire à la Grande Guerre, au traité de Versailles et aux guerres d'Indochine et d'Algérie. Avez-vous défini une politique éditoriale particulière ?
Réponses
LBM : Nous préparons quelques livres commémoratifs, mais il est un peu tôt pour en faire état.
Fayard : Les grands
sujets attirent toujours l'attention des auteurs et des lecteurs. Nous avons donc différents projets de livres qui s'y rattachent. Mais notre politique éditoriale n'est pas dépendante des
commémorations, sinon tout le monde publierait la même chose au même moment. Or, l'édition a ceci de précieux qu'elle doit faire vivre des idées, même à contretemps.
CNRS Editions : Divers projets sont en cours d'élaboration, en particulier sur la Grande Guerre. C'est moins une politique éditoriale que la qualité et l'originalité de ces projets qui leur permettra d'aboutir.
SOTECA : Il est probable que les commémorations prévues ces prochaines années vont accroître l'intérêt du public pour ces mêmes thématiques et SOTECA s'efforcera de répondre à cette demande.
PERRIN : Bien sûr. En un mot, publier des livres majeurs sur les commémorations à venir.
Par exemple, pour le bicentenaire de la campagne de Russie nous publions une enquête définitive de Thierry Lentz sur L'affaire Malet, une synthèse de Jean Joël Bregeon sur 1812 et la première
biographie de Caulaincourt par Antoine d'Arjuzon. Enfin, à la fin de l'année, nous éditons le grand colloque orchestré par la Fondation Napoléon qui réunira les meilleurs spécialistes français et
internationaux de la campagne de Russie.
GIOVANANGELI Ed. :De préférence non. Mais je ne m'interdis pas de publier un livre sur une période ou un épisode faisant l'objet d'une commémoration. Ce livre viendra de toute façon enrichir un fonds. Peut-être publierai-je un livre sur la Grande Guerre en 2014, mais il enrichira dans ce cas un corpus d'une quinzaine de titres déjà existants.
BOUQUINS : J'aurais plutôt tendance à ne pas parler de
politique éditoriale particulière sur ce sujet, car le piège est celui de la surabondance de livres sur un thème à un moment donné et donc le risque de la confusion ou de l'effacement. Je pense
qu'un livre doit constituer un événement à lui seul, mais je suis très pragmatique : ne pas rater une commémoration importante si l'on a un bon auteur, mais ne pas en faire un
principe.
Ed. ITALIQUES : Bien sûr, même si à notre échelle la tactique prend trop souvent
le pas sur la stratégie. Disons pour nous consoler que l'anniversaire ne fait pas le best-seller, et que tous les succès ne sont pas liés à des commémorations. Et que si le climat médiatique
devrait être plus favorable à un livre sur Marignan en 2015, les places seront si chères cette année-là qu'il vaut peut-être mieux être un avant-coureur isolé qu'un dossard parmi mille autres
dans la Vasaloppet éditoriale. Mais c'est de toute façon le point d'honneur des Editions Italiques : farouchement indépendant, même si cela veut dire seul, voire à contre-courant.
Merci messieurs pour vos réponses.
Amis lecteurs, A vos livres !