Daniel Frère
Lorsque, presque au terme d'une belle carrière, un officier "de la Colo" fait le choix de partager ses souvenirs, cela peut donner un livre de batailles, de combats, d'engagements opérationnels. Rien de tel avec ce Carnet d'un Toubab en Afrique, alors même que son auteur a vécu des situations parfois très critiques. Il s'agit au contraire d'un véritable recueil de "cartes postales" rédigées, qui témoignent d'un amour sincère du continent noir.
En brefs chapitres (de 3 à 5 pages généralement) vifs et colorés, Daniel Frère se remémore et nous fait partager modestement son expérience de neuf longues années au total en terre africaine : "L'Afrique, ça ne se raconte pas, ça se vit" écrit-il... Et pourtant... Il ajoute aussitôt : "J'ai toujours eu à coeur de ne pas m'imposer, de respecter l'intimité, les traditions et les croyances de chacun et, surtout, de ne jamais juger mais de chercher à comprendre". Du "Racket à touristes" et au "Tourisme artificiel" favorisé par les tour-opérateurs, à "L'exode rural" et aux souffrances à l'intérieur des terres, de l'importance de "La parole donnée" à la visite privée de la mosquée de Touba, de la quasi-disparition des bêtes sauvages ("Animaux - Braconnage") à la situation des anciens combattants ou des femmes, il nous plonge dans les paradoxes et les réalités plurielles de ce continent, à la fois si lointain et si proche. Sa perception des effets pervers du "travail" de certaines ONG (pp. 159-162) est également intéressante...
On apprécie la bibliographie indicative et raisonnée placée en fin de volume et, au même titre (et souvent bien plus profond) qu'un Guide du routard, la lecture de ce livre est absolument conseillée avant tout voyage. De même, il ne sera pas inutile de le glisser dans son sac et de s'inspirer, sur place, des conseils de son auteur. A lire.
Edilivre, 2012, 191 pages. 20,50 euros.
ISBN : 978-2-332-50799-0.
L'ouvrage est directement disponible sur le site de l'éditeur
Question : Vous précisez en introduction que vous avez effectué de nombreux séjours professionnels et privés en Afrique. Comment y avez-vous vécu et pourquoi avez-vous toujours voulu aller à la rencontre de la population ?
Réponse : Indépendamment de l’aspect professionnel, nous avons (ma famille partage la même approche) toujours considéré qu’une mutation offrait une formidable opportunité de découverte. En France, sachant que nous ne sommes là que pour deux ou trois ans, nous sillonnons dans tous les sens, à chaque moment de liberté, la région d’affectation, à la rencontre du patrimoine. Nous considérons une affectation à l’étranger comme un privilège, une opportunité unique de découvrir plus qu’une région, une autre civilisation et, là aussi, nous essayons d’en profiter au maximum, en mettant l’accent sur la découverte de l’Autre.
En Afrique, il m’est arrivé, à parts égales, soit d’habiter en quartier africain soit, par nécessité de service, dans un quartier réservé aux coopérants. Mais dans ces deux cas notre attitude a toujours été la même : fuir à la première occasion les « ghettos de blancs » et éviter les mondanités stériles et artificielles, mais saisir toute occasion de découvrir le pays sous tous ses aspects. Combien, hélas, ai-je vu de « blancs » critiquer, juger, voire mépriser un pays ou une population qu’ils ne connaissaient même pas, dont ils faisaient parfois même abstraction, se contentant de profiter de leur statut en restant confinés dans leurs quartiers et leurs « clubs » ! Autant rester à Paris !
Question : Non pas « une », mais « des » Afrique(s), précisez-vous à plusieurs reprises. Vous connaissez toutefois particulièrement bien la grande région sahélienne, du Sénégal au Tchad. Au regard des événements actuels, quels peuvent être selon vous les sentiments des populations ? Comment, localement, peuvent-elles comprendre et gérer le regard que posent les grandes puissances sur la région sahélienne ?
Réponse : Là, nous sortons de la « carte postale grand public » et de la modeste approche socio-culturelle de mon Carnet, et répondre à cette double question en quelques lignes relève de la gageure tant le fond du problème est complexe. Mais avant de répondre, il me faut revenir, puisque vous les évoquez, sur « les » Afriques parmi lesquelles il y a, entre autres, l’Afrique blanche et l’Afrique noire, l’Afrique des nomades éleveurs et celle des agriculteurs sédentaires… La zone sahélienne se situe justement sur cette ligne de rencontre et d’échanges mais aussi de fracture et de rivalités, où, depuis la nuit des temps, prévalent ces grands antagonismes ancestraux -de nature ethnique-, qui sont au cœur des événements actuels.
Dans ce cadre, la question « touareg » -je mets le mot entre guillemets car cet ensemble n’est pas homogène- dépasse largement les frontières maliennes : un « Azawad » ou un « Touaregland » empièterait non seulement sur le Mali, mais aussi sur la Mauritanie, l’Algérie, le Burkina Faso, le Niger, la Libye et le Tchad. D’où d’insurmontables difficultés pour régler le problème dans son ensemble. Par ailleurs, il y a dans ces zones éloignées du pouvoir central, où les représentants de l’État sont soit corrompus voire impliqués, soit (s’ils veulent rester intègres) impuissants et marginalisés, une intrication de problèmes politiques, sur fond de terrorisme (AQMI et ses mouvements dissidents ou dérivés) et d’activités mafieuses (trafics de drogue, de carburant, d’armes, d’hommes), ces deux maux se confondant parfois. Cette « zone grise » touche ces mêmes pays.
Dans un tel contexte, quels peuvent être les sentiments des populations et leur regard sur les « grandes puissances » ? Les populations que j’ai rencontrées aspirent à la paix. Elles rejettent les extrémismes et se sentent impuissantes devant les fléaux évoqués supra, dont elles subissent les nuisances et qu’elles redoutent. Elles ne peuvent qu’approuver l’intervention française (pour l’instant, les autres « grandes puissances » sont bien timides), qui par ailleurs n’a été critiquée par aucun État d’Afrique noire. Cependant, un sentiment de frustration et d’impuissance de ne pouvoir régler le problème au niveau du seul continent est réel tant au niveau des populations que des États et de l’Union africaine. Enfin, les populations observent la France : ira-t-elle jusqu’au bout ? Comment pourra-t-elle concilier le respect de sa parole donnée au chef de l’État malien, auquel elle a répondu, et en même temps satisfaire les « Touaregs » qui veulent combattre à ses côtés et être reconnus, sans « trahir » ni désavouer le premier ? Chacune des populations attendant bien sûr la reconnaissance de ses droits et la satisfaction de ses demandes. La France est dans une position extrêmement délicate.
Question : Vous évoquez rapidement (mais avec émotion),, à partir de la page 143, les anciens combattants africains rencontrés en particulier dans les réceptions officielles de nos ambassades. Quelle place occupent-ils aujourd'hui dans les sociétés de leurs pays respectifs ? Transmettent-ils des valeurs, des témoignages à leurs jeunes cadets et si oui lesquels ?
Réponse : En Afrique, le respect de l’Ancien reste une valeur forte même si, je l’ai dit, les valeurs traditionnelles confrontées à la modernité sont parfois remises en cause. J’ai souvent rencontré les Anciens combattants dans des « foyers », dont les locaux, il faut le souligner, sont souvent repeints ou entretenus par les forces françaises quand elles sont présentes. Ils y passent beaucoup de temps, assis sur des bancs, souvent désœuvrés, semblant trouver là leur seule famille et très heureux de recevoir un trop rare visiteur. Ils sont souvent discrets et je les ai rarement vus à des postes de responsabilité.
Quand ils venaient percevoir leur pension à la Pairie de France, certains venaient accompagnés de jeunes qui, hélas, semblaient voir en eux une source de revenus plus qu’un héros ou un modèle à suivre. À la limite, ces jeunes considéraient que cette pension n’était pas une reconnaissance des services rendus mais un dédommagement pour le "préjudice" infligé par les colonisateurs, reprochant à ces Anciens, aux crochets desquels ils vivaient pourtant sans vergogne, d’avoir été en quelque sorte des "collaborateurs".
Question : Parmi les nombreuses et savoureuses anecdotes que vous relatez, y en a-t-il une qui vous paraisse plus significative que les autres ? Laquelle et pourquoi ?
Réponse : Encore une question délicate car toutes ces anecdotes présentent des aspects différents, complémentaires et sont donc, à mon sens, également significatives. Toutefois, au regard des événements actuels, je retiendrai le chapitre sur la « démocratie » : à travers mes quelques témoignages, le lecteur comprendra que, manifestement, ce n’est pas la panacée. Je suis en effet intimement convaincu qu’à de très rares exceptions près, les règles de la « démocratie à l’occidentale » ne sont pas adaptées et ne peuvent être un facteur de stabilité, notamment dans des États pluriethniques. Le retour à la stabilité passe par un modus vivendi autre, une « cohabitation » à l’africaine, un système propre à l’Afrique, à ses valeurs traditionnelles, bref un système qu’elle porte en elle et qu’elle doit redécouvrir et peut-être « dépoussiérer », mais sans ingérence extérieure, sans une « greffe » qui aboutira inéluctablement à un phénomène de rejet.
Question : A qui s’adresse ce livre ?
Réponse : A tous ceux qui veulent découvrir le continent africain, quelle qu’en soit la raison : parce qu’ils vont le rejoindre pour y travailler ou s’y promener, parce qu’ils sont interpellés par l’actualité et qu’ils « cherchent à comprendre », parce qu’ils veulent s’évader sans prendre l’avion, parce qu’ils cherchent à comprendre la diversité des civilisations… C’est la première étape d’une longue démarche initiatique.
Merci pour cette franchise de ton, et la spontanéité de vos réponses. A très bientôt.