politiquement incorrect
Jacques Dupont
Il est des ouvrages que, dans une vie, on découvre et qui nous marque, parce qu’il nous parle, nous touche par leur profondeur, leur intelligence et, enfin, parce qu’ils sont l’œuvre d’auteurs qui savent écrire et raconter. Plusieurs tranches de vies, ou plusieurs vies en somme, au gré des tumultes d’une histoire nationale, entre guerres et paix, crises et conflits… L’ouvrage de Jacques Dupont est de ceux-là. Et il a cette valeur qui en fait un témoignage de premier ordre puisqu’il émane d’un intellectuel, artiste et passionné aux convictions politiques fortes mais raisonnées, loin de tout fanatisme aveugle.
Considéré comme l’un des meilleurs cinéastes de sa génération. Jacques Dupont obtint, en 1946, un prix au Festival de Cannes pour l’un de ses premiers documentaires, intitulé Au pays des pygmées. C’est un évènement car un prix pour un documentaire est, à cette époque, loin d’être anodin. Jacques Dupont œuvre en passionné d’ethnologie, en précurseur dans son domaine. Son travail sur les pygmées, sur lequel il revient ici avec le recul des années, reste aujourd’hui immanquablement associé à un autre documentaire, resté lui aussi légendaire : Pirogues sur Ogooué, datant de 1947. Comme le premier, le film est réalisé dans des conditions rustiques, avec peu de matériels et une poignée d’amis et passionnés.
Quelques années plus tard, Jacques Dupont, qui rêve perpétuellement de défis, va vivre aux prix (et le prix) de ses engagements, avec des décalages conceptuels sur l’époque des années 1950, marquée par le poids de la « bien-pensance communiste ». Il s’intéresse et se penche sur la guerre de Corée puis celle d’Indochine. Ce qui aboutit à un documentaire, Crèvecœur, consacré au bataillon français en Corée (1950-1953) ; œuvre de renommée internationale –encore aujourd’hui– et qui fut remarqué aux Oscars à Hollywood (catégorie meilleur film documentaire en 1955). La plupart des soldats français qui apparaissent à l’image meurent durant cette bataille de Crèvecoeur. En France, le film ne fut quasiment pas distribué, sous la pression du parti communiste. On lit donc avec un vif intérêt toutes les circonstances qui ont entouré la réalisé de ce documentaire dans des conditions à la fois périlleuses et difficiles. Jacques Dupont devient vite incontournable. Il travaille avec les plus grands de son époque, ingénieurs du son, cinéastes, écrivains. Avec Joseph Kessel et Pierre Schoendoerffer, il tourne même en Afghanistan, en 1958 (La Passe du diable).
Très doué, au cœur de la « Nouvelle Vague », il réalise, en 1960, une véritable fiction, Les Distractions, où l’on découvre des acteurs prometteurs Jean-Paul Belmondo, Alexandra Stewart, Mireille Darc, etc. Un bel avenir de cinéaste semble s’ouvrir à lui, jusqu’à ce que ses convictions politiques, sa conviction du respect de la parole donnée, le rattrapent.
Homme de parole, homme de pensée libre, lui qui a bravé l’interdiction de célébrer le 11 novembre 1940 –ce qui lui valut la prison et d’être interrogé sans ménagement par les Allemands–, lui qui a cherché ensuite à gagner l’Angleterre pour continuer le combat contre l’occupant, il ne peut se résoudre au changement de cap de la politique du général de Gaulle vis-à-vis de l’Algérie. Par ses relations d’amitié, profondes, fidèles et sans compromis, il se retrouve happé dans le combat de l’OAS contre l'Etat. Il est alors broyé par une machine policière qui, sans nuance et au péril d’une généralisation affligeante, brise net sa vie professionnelle et soumet à rude épreuve son équilibre familial. Emprisonné à la prison de La Santé, il est finalement innocenté par la Justice mais le pouvoir ne lui pardonne pas et n’efface rien… Quelques années plus tard pourtant, grâce à des relations qui connaissent la qualité de ses réalisations et ses valeurs à la fois artistiques et humaines, la télévision lui offre l’opportunité de ressusciter ses dons de cinéaste, pour des fictions d’histoire militaire toujours fortes, comme Honoré d’Estienne d’Orves (1990), L’Abbé Stock, le passeur d’âmes (1991) ou Les Vendéens (1993).
Jacques Dupont a consacré huit années à écrire ce livre puissant, d’une très grande richesse. On y découvre une profonde passion pour son métier, son attachement viscéral à une certaine approche humaine faite de vérité, loin des faux semblants. Un livre inclassable, et incontestablement déjà un véritable classique pour ressusciter une époque avec toutes les nuances qui s’imposent, notamment pour la période algérienne… Car Jacques Dupont a cette capacité à faire revivre des épisodes de l’histoire (défaite et exode de 1940, les aventures en Afrique, en Corée, en Afghanistan notamment) de manière à la fois ramassée et fouillée ; grâce à un vrai style rédactionnel… Il s’agit aussi d’un livre écrit avec une profondeur d’âme devenue trop rare. Sans doute aussi le résultat de nombreuses meurtrissures ; lui a perdu notamment deux enfants, Jean-Jacques et Catherine. Il aura su, malgré tout, rester digne, sans rancune ni amertume face à une administration qui, rétrospectivement, a privé la France d’un homme de grand talent…
Jacques Dupont nous offre donc un livre testament en quelque sorte car il est décédé le 10 mars dernier, quelques semaines après la parution de sa dernière œuvre. Le parcours d'un homme engagé, hors normes, animé par une vraie passion et croyant en des valeurs fortes d'amitié et de solidarité.
Pascal Le Pautremat
Editions Italiques, Triel-sur-Seine, 2013, 354 pages, 23 euros.
ISBN : 978-2-35617-004-0.