Il est rare de pouvoir disposer, à peu de mois d’intervalle, de deux ouvrages différents traitant d’une même question controversée. Profitons de cette opportunité pour revenir sur « l’affaire » du 15e corps, accusé après le 21 août 1914 d’avoir lâché pied en Lorraine et entraîné de ce fait la retraite générale de la IIe Armée.
Désunion nationale
La légende noire des soldats du midi
Jean-Yves Le Naour
De façon générale, Maurice Mistre, dans La légende noire du 15e corps. L’honneur volé des Provençaux par le feu et l’insulte (C’est-à-dire Editions), consacre une pagination plus importante à la reconstitution des événements militaires eux-mêmes que Jean-Yves Le Naour dans Désunion nationale. La légende noire des soldats du Midi (Editions Vendémiaire). Ainsi, alors que le premier reconstitue durant les cinquante premières pages le parcours des régiments du 15e CA en août 1914, jour par jour, village lorrain par village lorrain, puis s’efforce de retrouver la réalité de défaillances éventuelles (dont on verra quelles sont en partie avérées) pendant les trente pages qui suivent, le second résume l’ensemble des faits en une petite vingtaine de pages pour en arriver dès la fin du premier chapitre au fameux article du sénateur Gervais publié dans Le Matin du 24 août, « La vérité sur l’affaire du 21 août. Le recul en Lorraine », par lequel toute la France « apprend » qu’un « incident déplorable s’est produit … La défaillance d’une partie du 15e corps a entraîné la retraite sur toute la ligne ».
Selon le sénateur de la Seine, « surprises sans doute par les effets terrifiants de la bataille, les troupes de l’aimable Provence ont été prises d’un subit affolement ». Dans le double environnement du moment d’Union sacrée politique et de revers militaires, l’article provoque un véritable tollé. Aussitôt, les parlementaires méridionaux pétitionnent, s’adressent au chef du gouvernement comme au chef de l’Etat : le ministre de la Guerre, Messimy, considéré comme l’instigateur de cet article, quitte le gouvernement le surlendemain.
On constate donc que les deux auteurs ont une approche différente de l’événement. Maurice Mistre centre réellement son étude sur l’événement lui-même. Ses références aux lettres, carnets et témoignages des acteurs sont plus nombreuses et plus variées. Il analyse les réactions des uns et des autres, s’interroge longuement sur Joffre, Messimy, de Castelnau ou Foch en ne procédant qu’à de brèves incursions dans un passé récent pour souligner ce qui, aux yeux de notables parisiens, peut distinguer « le Midi » du « Nord », avec son lot de rumeurs, d’a priori et d’idées reçues : « C’était comme une satisfaction, longtemps retenue, de fulminer contre cette Côte d’Azur ensoleillée qui ne pouvait donner de solides soldats ». Jean-Yves Le Naour aborde la question sous un angle plus large et sur une plage de temps plus étendue. Une grande partie de son ouvrage, plus politique et sociologique (chapitres 3, 4 et 5, « L’invention du Midi », « La République des Méridionaux », « Le péril méridional »), s’intéresse aux relations complexes entre Paris et les provinces du Sud au long du XIXe siècle, entre un « Nord » industriel et travailleur et un « Midi » plus ou moins arriéré et rebelle. Toutes les références littéraires venant à l’appui de la démonstration sont évoquées, dont Alphonse Daudet qui « invente le bouffon national ». Pour être en partie exacte, l’explication n’est pas absolument satisfaisante : que n’a-t-on pas écrit, d’une part, sur les Bretons par exemple ; et peut-on objectivement confondre, d’autre part, l’arrière-pays niçois ou aixois avec le Tarn ou le Lot ?
La conclusion des deux ouvrages, d’ailleurs, diffère. Maurice Mistre traite en quinze pages du processus de réhabilitation d’après-guerre, avec mesure et en prenant soin de croiser les témoignages ce qui lui permet de dépasser les réactions passionnelles. Sa conclusion est nuancée : « Ces explications sont trop tardives. Elles démontrent néanmoins un besoin de justification mettant en évidence qu’il s’est passé quelque chose de nauséabond. On ne compte plus les régiments qui ont quitté Dieuze en dernier ! A lire les rescapés, ils étaient nombreux ! … Que chacun sauve sa peau ou son honneur dans cette affaire ou enjolive son rôle, quoi de plus naturel pour qui prétend passer à la postérité. A chacun sa vérité… ». En cohérence avec le reste de son étude, Jean-Yves Le Naour consacre ses trois derniers chapitres (« Désunion sacrée », « L’impossible réhabilitation », « Oublier ou se souvenir ? ») aux échos et conséquences à brève, moyenne et longue échéances de ces événements. S’inscrivant résolument dans le temps long, il propose une conclusion de deux pages, plus « militante », et considère que « les Méridionaux n’ont pas seulement porté la responsabilité de la retraite et des erreurs du haut commandement. Ils ont aussi payé pour leur climat trop clément, pour le fédéralisme des Girondins, pour les galéjades de Tartarin, l’arrivisme de Numa Roumestan, le républicanisme, le radicalisme, le socialisme et l’antimilitarisme. Enfin, ils ont été victimes des préjugés qui, aux yeux de la droite nationaliste, les avaient conduits au bord de la France ».
La légende noire du 15e corps
L'honneur volé des Provençaux par le feu et l'insulte
Maurice Mistre
Deux livres très différents sur le même sujet donc. L’ouvrage de Maurice Mistre est sans aucun doute celui qui répond le plus directement au sujet et apporte les réponses les plus circonstanciées aux interrogations que l'on peut avoir sur les faits. Celui de Jean-Yves Le Naour va bien au-delà des quelques défaillances d’août 1914 et de la polémique qui suivit, pour s’intéresser aux complexes relations (« Je t’aime, moi non plus »), culturelles plus que politiques même, entre « deux » France. Mais deux livres tout aussi indispensables l’un que l’autre, car ils constituent chacun dans leur domaine un véritable point de situation de l’historiographie et totalisent, à partir d’un cas concret initial identique, une abondante bibliographie. On observe enfin que la publications des deux volumes a été aidée par des institutions régionales ou départementales du Midi, ce qui pose aussi la question de la persistance d'un "sentiment", ... ou de l'utilisation quel'on veut en faire.