Un mois de guerre, deux siècles de controverses
Pierre-Yves Hénin
Voilà un livre qui risque de soulever des débats et qui sans aucun doute fera date. Près de 600 pages sur le plan Schlieffen ! Voilà sans doute l’étude la plus complète parue en France (même en tenant compte des publications de l’entre-deux-guerres) sur le sujet.
Pierre-Yves Hénin organise son ouvrage en trois grandes parties : « La genèse du plan Schlieffen », « La marche à la guerre et l’échec du plan Schlieffen » et « Regards d’après-guerres » (dont on apprécie le pluriel, puisqu’il aborde dans cette partie jusqu'aux analyses que l’on peut faire aujourd’hui).
La première partie nous entraine donc aux origines de ce plan et dans le détail des évolutions successives de la planification offensive allemande, essentiellement après 1871. Il nous offre un véritable tableau de la réflexion doctrinale allemande, brosse un portrait très complet de Schlieffen en tant qu’homme et qu’officier, jusqu’à ses derniers écrits de retraite. Pierre-Yves Hénin n’oublie pas les considérations maritimes et navales du dossier et donne le texte intégral du fameux « mémoire » légué par le chef d’état-major général avant de quitter le service actif (traduction effectuée sur la base du texte en anglais d’une « reconstitution » à partir d’un ensemble de notes et feuillets originaux réunis sous le titre de Guerre contre la France alliée de l’Angleterre).
Les lecteurs trouveront dans la seconde partie l’héritage du plan Schlieffen à travers, en particulier, bien sûr, Moltke le Jeune ; ses effets sur les armées de l’Entente (dont un chapitre sur la célèbre affaire du « Vengeur »), et en particulier l’analyse qui en est faite en France ; et enfin l’étude comparative des événements d’août-septembre 1914 en regard de la planification théorique initiale : "En Lorraine le plan s’enraye, sur la Marne il s’effondre".
Dans la troisième partie enfin, l’auteur expose et commente les analyses ultérieurement rédigées par les (plus ou moins) spécialistes : après la Première, puis après la Seconde guerre mondiale, aujourd’hui pour terminer. Il traite pour enfin « Des histoires alternatives pour le plan Schlieffen », envisageant un « Succès sur la Marne », « Un Cannes en Belgique » ou « Un Bérézina sur l’Ourcq ». Que se serait-il passé, par exemple, si l’empire allemand avait fait porter son effort initial contre la Russie plutôt que contre la France ?
Toutes les citations sont référencées et cet ouvrage très complet, on le voit, bénéficie d’un ensemble de cartes, d’index et d’une solide bibliographie. Comme toujours, de nombreux débats pourront naître de telle ou telle analyse de l’auteur et certains pourront développer des idées bien différentes. Mais, avec un tel volume de documentation, il devient difficile d’élaborer une « contre-théorie » d’ensemble.
Economica, Paris, 2012, 572 pages, 33 euros.
ISBN : 978-2-7178-6447-2.
Pierre-Yves Hénin a bien voulu répondre à quelques questions :
Question : Combien de temps a été nécessaire pour réaliser cette imposante étude, pour collecter et analyser toute la documentation rassemblée ?
Réponse : J’ai consacré à ce travail trois ans et demi, pratiquement à plein temps.
Question : Comment évaluez-vous les modifications apportées par Moltke le Jeune au « plan Schlieffen » et ces adaptations étaient-elles en leur temps justifiées ?
Réponse : Ces modifications comportent deux volets principaux :
- Le rééquilibrage du dispositif au profit de l’aile gauche.
S’il peut être considéré comme prudent au regard du renforcement de la capacité et surtout de l’esprit offensif de l’armée française, il tourne cependant le dos au jeu de la « porte tambour» par lequel l’armée française, s’enfonçant en Lorraine, favoriserait le succès du mouvement allemand par la Belgique. À compter de 1911, un renforcement supplémentaire révèle un projet offensif. Moltke, succombant au « virus de Cannes » envisage la possibilité de compléter l’offensive de son aile droite par une attaque sur la Moselle. L’idée d’un « Cannes local», prenant les armées françaises dans la tenaille de deux contrattaques déboulant respectivement de Metz et des Vosges est envisagée, mais sans conviction. L’ambiguïté des instructions initiales à la VIe armée est révélatrice du flottement de Moltke à ce sujet. Faute d’un projet offensif clairement conçu et vigoureusement exécuté, le renforcement de l’aile gauche est excessif, en particulier par l’affectation d’un corps de cavalerie qui manquera cruellement en Belgique. En tout état de cause, la dispersion des forces allemandes entre deux attaques majeures peut paraitre irréaliste. Elle sera pourtant défendue après-guerre (Tappen, Ludendorff) au motif que la dotation prévue des armées d’aile droite saturaient les possibilités logistiques. Wetzell y a vu une saine réaction à la pensée de Schlieffen réduisant à l’excès le sort de la campagne à une unique bataille décisive.
- Le respect de la neutralité hollandaise
Justifié par des considérations non seulement militaires, mais aussi économiques, cette modification a été sage, surtout au regard de ce que l’on sait aujourd’hui sur la vigilance de l’armée hollandaise en 1914. Elle conduit cependant à faire passer deux armées par l’étroit créneau de Liège. Au-delà des aléas liés aux résultats à attendre du coup de main ou de l’attaque brusquée sur la ville et ses fortifications, cela représentait un entassement des colonnes de marche, a priori très problématique, et dont le bon écoulement en août 1914 a fait honneur à l’entrainement rigoureux de l’armée allemande. Il est probable que cette solution aurait été refusée a priori par l’arbitre d’un kriegspiel ou d’un voyage d’état-major ! Au total, si Moltke fait preuve d’indécision en Lorraine, on ne peut lui reprocher, comme l’ont fait ses critiques allemands des années 1920, d’avoir manqué d’audace. Les modifications apportées au Plan Schlieffen impliquent en effet des prises de risque supplémentaires.
Question : Vous évoquez l’affaire du Vengeur. Peut-on expliquer les réactions (ou absence de réaction) des autorités françaises dans les années qui suivent ?
Réponse : Envisagée depuis 1878, la menace d'une attaque par la Belgique n'est pas retenue en 1884 comme justifiant une variante du Plan XIII. A l'époque prévaut la doctrine que Saussier exprimait en ces termes : "La violation de la neutralité belge par l'Allemagne serait une faute, tant il nous serait facile d'en profiter pour nous assurer la supériorité sur le théâtre décisif de nos opérations". Les notes des 2e et 3e Bureaux, suite à l'alerte du "Vengeur", se veulent avant tout rassurantes. Partant du point de vue qu'il ne convenait pas de remettre en cause fondamentalement le plan XV, on prépara cependant, pour "se couvrir", par précaution et sans conviction, une variante étendant la concentration à la région de Vouziers. Cette inertie donne toute sa portée à l'avis dissonant du général Jean-Charles Duchesne, avis qui, malheureusement, aurait encore été pertinent en 1914.
Question : Finalement, l’échec du plan Schlieffen sur la Marne ne tient-il pas autant à des causes foncières et anciennes qu’à des circonstances ponctuelles ?
Réponse : Compte tenu des forces en présence, un succès allemand sur la Marne était pratiquement exclu. L’échec du Plan Schlieffen doit donc s’analyser comme l’échec de la campagne considérée globalement. Une victoire allemande assurant le succès du Plan Schlieffen reposait sur divers paris, dont celui d’une supériorité tactique et opérationnelle pleinement exploitée. La conduite opérationnelle, tant au niveau de l’OHL que des diverses armées, n’a pas été capable de tirer parti de la supériorité tactique qui s’est manifestée à Morhange et à Charleroi, comme dans les Ardennes. Ce défaut n’a fait que s’accentuer durant ce « temps des illusions » qui va de la bataille des frontières à la Marne. L’ambition du plan et le rapport des forces exigeaient que l’armée allemande réussisse un « sans-faute ». Toute circonstance défavorable et toute faute opérationnelle compromettaient directement les chances de succès de la campagne, ce qui explique l’importance des « circonstances ponctuelles ».
Il convient d’ailleurs de s’interroger sur la notion même de succès du Plan Schlieffen. Dans quelle mesure une armée française désorganisée et repoussée au-delà de la Seine, voire sur la Loire, aurait-elle donné à l’Allemagne l’assurance d’une paix avantageuse ? Compte tenu des forces en présence, un succès allemand sur la Marne était pratiquement exclu. L’échec du Plan Schlieffen doit donc s’analyser comme l’échec de la campagne considérée globalement. Une victoire allemande assurant le succès du Plan Schlieffen reposait sur divers paris, dont celui d’une supériorité tactique et opérationnelle pleinement exploitée. La conduite opérationnelle, tant au niveau de l’OHL que des diverses armées, n’a pas été capable de tirer parti de la supériorité tactique qui s’est manifestée à Morhange et à Charleroi, comme dans les Ardennes. Ce défaut n’a fait que s’accentuer durant ce « temps des illusions » qui va de la bataille des frontières à la Marne. L’ambition du plan et le rapport des forces exigeaient que l’armée allemande réussisse un « sans-faute ». Toute circonstance défavorable et toute faute opérationnelle compromettaient directement les chances de succès de la campagne, ce qui explique l’importance des « circonstances ponctuelles ».
Question : L’ultime comparaison avec l’offensive allemande de mai 1940 n’est-elle pas davantage une pure construction intellectuelle, presque un jeu de l’esprit, qu’une démarche d’analyse constructive ?
Réponse : Le rapprochement entre le Plan Schlieffen et le ‘Plan Manstein’ de 1940 est assez artificiel et repose sur une base ténue de référence à une culture stratégique léguée par Schlieffen. Si le Plan Jaune d’octobre 1939 ne visait que des objectifs limités, hérités de l’expérience de 1918, le plan définitif renouait avec l’objectif d’anéantissement, cher à l’ancien chef du Grand État-major comme à toute une tradition clausewitzienne. L’idée d’exploiter une percée pour conduire deux batailles d’enveloppement simultanées ou successives se trouve chez Schlieffen. Fragile intellectuellement, ce rapprochement a cependant fonctionné à deux niveaux :
- - d’abord et surtout, dans la perception des alliés qui, obsédés par l’idée d’une répétition du Plan Schlieffen, engagent toutes leurs forces mobiles en Belgique
- aussi, à la tête de l’armée allemande, dans les revendications rivales de la victoire au profit de la culture de l’état-major ou du génie du Führer.
Merci Pierre-Yves Hénin pour ces réponses. En souhaitant plein succès à votre impressionnante étude.