Yann Couderc
Récemment primé par l'IHEDN pour cette étude et animateur du blog éponyme (ici), Yann Couderc nous invite à découvrir le maître chinois de la stratégie en empruntant une voie peu ordinaire. Le résultat est tout-à-fait intéressant.
Plutôt que de se livrer à une Nième exégèse du célébrissime L'Art de la guerre, l'auteur a choisi en effet de nous en présenter les traductions, les développements, les réceptions et les échos en France. L'ouvrage est organisé en deux grandes parties : "Réception de Sun Tzu en France" et "Sun Tzu en français". Dans la première, il retrace toute l'histoire des éditions successives, depuis la première en 1772, puis, après un très long silence, en 1972. Il observe que le rythme ne cesse de s'accélérer dans la période la plus récente et (chap. 4, "Au-delà des livres papier", pp. 75-103) il en piste et décrypte littéralement les manifestations jusque dans la presse, l'audiovisuel, la bande dessinée (au moins quatre références !), et même la chanson. Dans la deuxième partie, il revient sur le texte lui-même, son origine exacte, sa rédaction, ses traductions successives (et leurs différences parfois étonnantes : "Des préceptes pouvant être totalement opposés d'une traduction à l'autre", p. 129). Ainsi, au fil de ses analyses, Yann Couderc propose au lecteur, de façon très originale, de pénétrer dans la substance même du texte, sans nous asséner d'interminables théories philosophico-stratégiques. Enfin, les amateurs apprécieront tout particulièrement les près de 50 pages de l'impressionnante bibliographie commentée, chaque référence dans tous les domaines (jusqu'à "Sun Tzu : stratégie et séduction" ou "Sun Tzu et la recherche d'emploi" !) faisant l'objet d'une appréciation critique argumentée.
Le livre d'un passionné, d'un excellent spécialiste, qui trouvera naturellement sa place dans toute bonne bibliothèque.
Nuvis éditions, Paris, 2012, 222 pages, 24 euros.
ISBN : 978-2-36367-044-1.
Yann Couderc a bien voulu répondre à nos questions :
Question : Vous soulignez que depuis 2000-2001 on compte en moyenne deux nouvelles éditions par an. Comment expliquez-vous, après un si long quasi-silence, un tel engouement aujourd'hui ?
Réponse : Les années 2000 se sont en effet caractérisées par une véritable explosion des publications concernant Sun Tzu. Les rééditions, mais aussi les nouvelles traductions, se sont succédées et entassées pour aboutir aujourd’hui à une vingtaine d’éditions toujours disponibles en librairie. Dans le même temps, les articles citant de près ou de loin Sun Tzu ont fleuri. J’y vois une conjonction de plusieurs phénomènes, comme le suivisme des Américains qui avaient, eux, vu cet engouement s’initier dans les années 90, ou la présence de plus en plus forte de la Chine dans notre quotidien, allant de pair avec un courant favorable à l’Asie et aux « sagesses orientales »… Bref, bien que l’année 1999 marque une totale rupture avec le passé dans la diffusion de Sun Tzu en France, aucun élément déclencheur particulier n’est identifiable. Il est possible qu’il y ait eu un terreau favorable sur lequel a brusquement germé cet engouement pour L’art de la guerre. La question est alors de savoir s’il s’agit ou non d’un phénomène de mode qui aura disparu dans 10 ans.
Question : Vous signalez qu'il existe des traductions très variables du texte chinois originel. Quelles sont-elles et pourquoi avoir choisi de prendre pour référence celle de Jean Lévi, parue en 2000 chez Hachette ?
Réponse : Si certaines traductions sont manifestement mauvaises (la plus dévoyée étant aussi malheureusement celle la plus diffusée, car libre de droits…), plusieurs se révèlent en revanche très bonnes. J’ai toutefois tâché de prendre parti en identifiant parmi ces dernières celle qui me paraissait la meilleure. Non seulement du point de vue de la traduction, mais également de tous les compléments contenus dans le livre : notes de bas de page, textes explicatifs, précisions sur les ambiguïtés de traductions, etc. Au final, ma grille de sélection a déterminé la traduction de Jean Lévi comme se détachant du lot (que la grande majorité de militaires qui possèdent l’édition jaune de Samuel Griffith se rassurent : cette traduction est aussi de très bonne qualité…). Pour mener à bien cette étude, j’ai rencontré chacun des traducteurs(vivant, bien sûr) et échangé avec eux sur la façon dont ils avaient abordé leur travail et le pourquoi de tel ou tel choix de traduction. J’ai à cette occasion pris conscience de toute la spécificité du texte de Sun Tzu, écrit en chinois classique, langue que seules quelques dizaines de personnes maîtrisenten France. Et j’ai pu me rendre compte de tous les contre-sens que pouvaient alors générer des traductions de deuxième, voire troisième main. C’est ainsi que l’on en arrive à trouver des maximes réellement opposées entre deux éditions de L’art de la guerre. D’où la nécessité de se référer à une bonne traduction.
Question : De la bande dessinée à la culture pop, vous trouvez la trace de Sun Tzu partout. Combien de références avez-vous pu recenser au total ?
Réponse : Pour préparer ce livre, je me suis astreint durant une année complète à suivre chaque jour l’intégralité de la production sur le sujet en langue française, anglaise et espagnole (l’Amérique latine est extrêmement prolixe sur Sun Tzu). Au final, il paraît environ un article par jour ayant directement trait à L’art de la guerre (je ne parle pas de la simple citation). Le rythme est moins effréné en France, avec une production de « seulement » un à deux articles par mois. Idem en espagnol. Des livres paraissent en outre régulièrement pour adapter les préceptes de Sun Tzu aux domaines les plus divers de la vie : médecine, développement personnel féminin, séduction, éducation des enfants, … Dans les domaines plus inattendus, on trouve L’art de la guerre adapté en jeux, en chansons, en peintures corporelles… Quant à Sun Tzu, une boisson énergisante porte même son nom ! Sun Tzu fait donc définitivement partie de notre culture.
Question : Finalement, est-on certain de disposer effectivement de la totalité du texte initial et celui-ci a-t-il bien été rédigé par Sun Tzu ?
Réponse : Bien des détails permettent en effet de douter qu’une personne unique est à l’origine de L’art de la guerre : alternance de styles différents, propos manifestement rajoutés a posteriori, architecture globale du traité chaotique, etc. En outre, le personnage de Sun Tzu demeure une énigme. Les textes racontant sa vie apparaissent aujourd’hui comme des inventions, et aucun document n’atteste de l’existence d’un quelconque grand stratège éponyme à l’époque où nous datons aujourd’hui la composition de L’art de la guerre (au IVe siècle avant J.-C.). A contrario, rien ne permet d’affirmer avec certitude que Sun Tzu n’a pas existé… Quant à savoir si nous disposons de la totalité du texte, la réponse est oui. Cependant, les caractéristiques d’écriture de l’époque nous permettent d’affirmer qu’il n’y a pas eu de traité initial intitulé « L’art de la guerre » ; la réalité est beaucoup plus complexe que cela. Pour schématiser, un magma littéraire ayant trait à la stratégie existait, relevant probablement d’une école – celle de Sun Tzu – duquel s’est progressivement sédimenté au fil des siècles un traité, que nous nommons aujourd’hui « L’art de la guerre ».
Question : Est-il vrai que nombre de grands militaires de ce monde, de Napoléon au général Schwarzkopf ont eu Sun Tzu pour référence ?
Réponse : La légende est belle, mais je crains qu’elle ne soit qu’une action de propagande passive venant de la Chine, qui a tout intérêt à laisser dire que les grands de ce monde trouvent leur inspiration dans leur culture millénaire. En effet, ces affirmations sont quasi-systématiques en Chine, et, de fait, sont fréquemment reprises en Occident. Pourtant, l’étude de la diffusion de L’art de la guerre dans nos pays montre qu’il est quasiment impossible que cela s’avère vrai. Le cas du général Schwarzkopf est un peu différent, car il connaissait effectivement L’art de la guerre. Je n’ai cependant jamais trouvé de preuve que, comme on le voit couramment écrit, le traité de Sun Tzuait pu constituer son livre de chevet durant la guerre du Golfe. De nombreuses légendes circulent, comme son ordre de faire distribuer à chaque Marines en Irak un exemplaire du traité de L’art de la guerre. Tout cela est bien sûr faux, mais se base sur un fond de vérité : les Marines ont plus que l’Armyla culture de l’approche indirecte prônée par Sun Tzu.
Merci très vivement pour toutes ces précisions et cette étude originale. A très bientôt.