Témoignages à charge ?

L'aveuglement de Napoléon

Russie, 1812

documents réunis parBernard Coppens

 

Voilà un livre tout-à-fait complémentaire de ceux que nous chroniquions hier et le 9 octobre dernier (ici).

Dès son « Avertissement » initial, Bernard Coppens précise que « ce livre n’est pas une histoire de la campagne de Russie » et qu’il s’est efforcé de « recueillir les témoignages et les réflexions de l’entourage » de l’empereur pour comprendre « comment un homme d’une intelligence aussi vaste a pu se couper de la réalité » à ce point. Il ajoute toutefois quelques pages plus loin, à la fin de son introduction, que « le témoignage du général de Caulaincourt forme l’ossature de ce récit-itinéraire ». Huit autres auteurs sont appelés à témoigner : de Baudus, aide de camp du maréchal Bessières ; Denniée, membre de l’état-major impérial ; Mathieu Dumas, intendant général, Fain, secrétaire de l’empereur ; de Fezensac, aide de camp du maréchal Berthier ; Larrey, chirurgien en chef de la Grande Armée ; Lejeune, premier aide de camp de Berthier puis chef d’état-major de Davout et Ségur, général attaché à la Maison de l’empereur. Des témoins relativement nombreux, mais appartenant tous au même « cercle », celui des hautes structures de commandement et des services. Bernard Coppens peut y trouver avantage (relative proximité de l’empereur, cohérence et complémentarité), mais ce manque de diversité pourrait aussi présenter le risque de n’offrir qu’une vision tronquée, miroir d’une analyse partagée entre gens du même monde (d’autant plus que la plupart des textes ont été réécrits avant publication après la chute de l’empire).

En fait, même s’il ne révolutionne pas la connaissance que l’on peut avoir de la campagne de Russie, l’ouvrage se révèle particulièrement intéressant par le croisement de ces témoignages au jour le jour. Outre l’empereur lui-même (qui apparait finalement avec ses immenses qualités mais aussi de vraies faiblesses humaines et parfois une mauvaise foi avérée), on y trouve les portraits de nombreux maréchaux et dignitaires. A bien des égards Davout en sort grandi (mais les témoins sont proches de lui), les maréchaux sont souvent critiques devant Napoléon (« Jamais la vérité n’eut autant d’échos aux oreilles d’un souverain, mais hélas ! Sans succès »), Daru est « droit jusqu’à la raideur et ferme jusqu’à l’impassibilité » lorsque « la grande question de marcher sur Moscou s’engagea » et Ségur précise : « Elle fut agitée pendant huit heures consécutives ». Chaque témoin également décrit la politique de la terre brûlée que les armées du tsar pratiquent (« Le fait est qu’on trouva dans différentes maisons, plus particulièrement dans celles qui renfermaient des provisions, des matières inflammables préparées avec méthode et disposées pour cet usage ») ou les lendemains de bataille (« Après celui d’Eylau, je ne crois pas qu’il en soit jamais offert aux yeux de plus hideux que celui de la Moskowa »). Le 10 octobre 1812 déjà, de Viskovo, Murat lui-même écrit : « Au bout du fossé, la culbute. Envoie-nous de la farine, ou nous allons mourir de faim » ! De même, le récit du passage de la Bérézina fait honneur aux pontonniers du général Eblé, mais dresse un tableau apocalyptique des débris désordonnés de ce qui fut la « Grande Armée ».

En un mot, un portrait très contrasté de l’empereur et de son entourage. A l’image d’un Murat : « Le roi des braves dans le combat s’était montré le plus faible, le plus indécis des hommes ». Un livre absolument complémentaire de toutes les études politiques, diplomatiques et militaires sur cette sinistre année 1812.

Editions Jourdan, Bruxelles-Paris, 2012, 320 pages. 19,90 euros.

ISBN : 978-2-87466-230-0