Les expulsés, 1945
R. M. Douglas
Ce n'est pas le premier récit de ces événements, mais c'est sans doute en français la première étude scientifique sur ce thème.
Le livre s'intéresse en effet non pas aux populations allemandes et germanophones qui, en 1944-1945, quittent les régions d'installation (parfois depuis des siècles) d'Europe orientale devant la progression de l'Armée rouge, mais à l'opération méthodique, planifiée et organisée, de transferts systématiques vers l'Ouest après la fin des combats. Venus de tous les Etats d'Europe de l'Est, entre 12 et 14 millions d'Allemands sont brutalement chassés de chez eux. L'auteur souligne d'ailleurs en introduction les difficultés qu'il y a à soulever cette question, puisque d'une part certains représentants de ces minorités étaient fortement compromis avec les Nazis et d'autre part que l'Europe est en train de découvrir l'horreur des camps et de la Shoah : "Il faut affirmer clairement, avant tout, qu'on ne peut légitimement établir aucune comparaison entre les expulsions de l'après-guerre et les crimes de l'Allemagne à l'encontre des Juifs".
Après avoir présenté l'origine du problème (présence d'importantes minorités allemandes, notion de Volksdeutsche, attitude pendant la guerre), R. M. Douglas détaille cette politique, telle qu'elle a été décidée et conduite. Les premières expulsions interviennent à la fois par la volonté des gouvernements locaux et sous la pression de leurs populations : "Si désorganisées et brutales que fussent ces opérations, elles ne furent ni spontanées, ni accidentelles". Et, parlant des gouvernements polonais et tchécoslovaque : "Peut-être leur douloureuse et récente expérience sous le nazisme les avait-elle conduits à surestimer l'efficacité de la seule force ... Aucun des Etats expulseurs ne conçut jamais le moindre programme cohérent pour identifier, rassembler et transporter des millions d'individus en si peu de temps". C'est donc le règne de l'arbitraire, de la suspicion et des basses vengeances personnelles ; les interminables trajets à pied et presque sans nourriture dans des régions en ruine ; les trains : "Malgré leur tendance compréhensible à la germanophobie, les journalistes occidentaux venus en masse à Berlin pour couvrir la conférence de Potsdam furent horrifiés en découvrant les mourants et les morts dont étaient jonchés les quais des gares des grandes lignes". Les prisonniers Sudetendeusche en Tchécoslovaquie ou Volksdeutsche en Pologne et en Yougoslavie sont administrativement soumis au travail forcé et non seulement les anciens camps nazis sont ré-utilisés, mais des dizaines d'autres sont ouverts (voir carte p. 152). En 1946-1947 se déroulent les "expulsions organisées", ou présentées comme telles, tandis que les premières divergences entre les Alliés se font jour (les Français tentent de s'opposer à ces transferts, craignant que l'Allemagne n'y puise une force nouvelle et un esprit de revanche), donnant lieu à des marchandages parfois assez sordides : "Le correspondant du Manchester Guardian, qui vit le premier convoi de Szczecin vers Lûbeck le 3 mars 1946 rapporta que ... les convois avait un net aspects gériatrique ... avec beaucoup d'octogénaires. La plupart d'entreux n'avaient rien eu à manger depuis une semaine ... Le plus troublant étaient les marques de mauvais traitement systématique et prolongé qu'ils portaient sur leur corps, les cicatrices laissés par les abus physiques et sexuels". L'auteur tente ensuite de recenser des chiffres aussi précis que possible, qu'il s'efforce de vérifier et de croiser. Il détaille aussi la dégradation des relations anglo-polonaises (et dans une moindre mesure américano-polonaises), les Occidentaux constatant "le taux extrêmement faible d'individus valides" parmi les expulsés et ne pouvant plus répondre humainement aux problèmes sanitaires, épidémiologiques, de logement et d'alimentation. La question des enfants (chap. 8) est sans doute l'une des plus dramatique, et les exemples donnés font froid dans le dos. Au total, les zones évacuées se dépeuplent et la réinstallation de Polonais ou de Tchèques sur les terres saisies et dans les maisons confisquées pose également de nombreux problèmes intérieurs aux Etats renaissants.
Les derniers chapitres ("La réaction internationale", "La réintégration", "Les lois", "Sens et mémoire") sont consacrés aux conséquences de ces événements, car d'innombrables familles allemandes ont été touchées dans leur chair et leur histoire. R. M. Douglas rappelle d'ailleurs que, dès août 1945, "le nombre de décès quotidiens à Berlin s'élevait à 4.000, contre 150 avant la guerre, alors que la population était moindre". Il fut ensuite nécessaire de "re-socialiser" ces populations, de leur trouver un logement, de leur fournir un travail... Il s'ensuivit la création spontanée, à partir de 1948, de "Sociétés du pays natal", organisations d'entraide que le chancelier Adenauer reconnait comme force politique après la création de la RFA l'année suivante (ces mouvements ne parviendront pas à s'imposer sur la scène électorale). Puis le temps a fait son oeuvre. Sans s'estomper tout-à-fait ("Dans nos consiences, la Silésie reste une terre allemande"), le souvenir de ces malheurs a disparu derrière la croissance économique allemande, Et l'oubli est tombé sur ces souffrances.
Un grand livre sur certaines réalités politiques et sociales de l'Europe centrale et orientale entre 1945 et 1948, ouvrage qui s'appuie sur un impressionnant appareil de notes, une riche bibliographie et un utile index.
Editions Flammarion, Paris, 2012, 510 pages, 26 euros.
ISBN : 978-2-0812-6630-8.