Chroniques d'un XXe siècle disparu
François Crouzet
Voilà un livre original, puisqu'il s'agit, à partir des souvenirs familiaux, professionnels et personnels du grand historien François Crouzet, recueillis par son fils Denis, d'apporter une contribution à la connaissance et à la compréhension de notre XXe siècle. En quelque sorte, partir d'un regard individuel pour aborder des problématiques plus larges : "Il s'agit d'un livre d'historien avant tout, qui assume la subjectivisation inhérente à la démarche mémorielle, mais qui l'utilise, l'instrumentalise et la détourne habilement pour procéder à un dépassement".
En 26 chapitres, François Crouzet nous livre donc chronologiquement ses souvenirs, de son milieu familial et de son enfance à ses derniers séjours dans les grandes universités britanniques, dont le fameux All Souls College d'Oxford en 1985. Du fait de la longue et grande carrière académique de l'auteur, le coeur de son sujet est donc bien l'enseignement supérieur et l'université française, même si de nombreuses incursions permettent, au fil des événements, de retrouver une analyse (évolutive) de questions politiques et sociales plus larges. Les premières parties (chap. 2 à 11) évoquent ces questions à partir de la scolarité de l'auteur, lorsqu'il est lui-même lycéen puis étudiant. C'est le regard "par le bas" et une certaine perception des événements de l'entre-deux-guerres, de l'Occupation et de la Libération à travers le regard d'un adolscent puis jeune adulte. Notons au passage que les appuis paternels sont toujours utiles en début de carrière, même si l'on est plutôt "de gauche" et farouchement partisan de l'égalité : "Heureusement, mon père s'occupait de mes intérêts", ce qui permet à François Crouzet d'obtenir dès la fin de la Seconde guerre mondiale une bourse de doctorat pour l'Angleterre. Les rapports entre le père (philo-communiste) et le fils (socialiste) n'en sont pas pour autant sereins : "Notre différent idéologique rendit difficiles nos relations".
Les chapitres 15 ("Retour en France : assistant à La Sorbonne") à 25 ("All Souls Colege") nous donnent à connaître ces sujets sous l'angle de l'enseignant qu'il est devenu, puis professeur des universités à la notoriété croissante. C'est l'heureux temps (1956) où, pour un poste à l'université de Bordeaux il n'y a que ... deux candidats ! Au fil des années, le professeur évolue : "J'en étais venu assez tôt à penser qu'il était vain de vouloir maintenir dans la dépendance des 'colonies' qui coûtaient fort cher et dont l'utilité pour l'économie française était faible, voire nulle. Inversement, j'éprouvais une méfiance pour les Français qui se faisaient les avocats, voire les apologistes, des indépendantistes, et ce sentiment était encore plus vif envers les porteurs de valise". François Crouzet nous raconte également "L'enfer de Nanterre" lors de la création de cette université, dont il fut l'un des premiers professeurs, directeur du département d'histoire, et où il voit se préparer et exploser les événements de mai 1968 (chap. 20). Il assiste également à la création des différentes universités parisiennes issues de l'ancienne maison commune de La Sorbonne : Paris I, II, III, IV, etc. : "Parmi les historiens, les choix furent essentiellement politiques : les collègues d'extrême gauche choisirent Paris VIII ou Paris VII, les gens de gauche allèrent à Paris I, ceux de droite à Paris IV". On se disait bien...
Un séjour en Europe de l'Est, ses responsabilités au sein d'un centre de recherche (qui deviendra le Centre Roland Mousnier), la succession des colloques et congrès scientifiques, sont les principaux thèmes développés dans les derniers chapitres, et à plusieurs reprises également françois Crouzet ne mâche pas ses mots.
Une approche large des Trente Glorieuses par le prisme de monde universitaire vu de l'intérieur et un regard sur l'enseignement et l'université par un de ses plus llustres représentants. Partir d'une expérience de vie personnelle pour présenter une analyse plus vaste et collective de la société : un livre tout particulièrement intéressant.
'Histoire', Payot, Paris, 2012, 320 pages. 23,50 euros.