Mensonges et mirages
Jean-Jacques Marie
Agrégé de lettres classiques, diplômé de russe, spécialiste de l'Union soviétique et déjà auteur de plusieurs biographies de dirigeants communistes, Jean-Jacques Marie se propose dans cet ouvrage de dresser un portrait complet, précis et aussi objectif que possible de Joseph Vissarionovitch Djougachvili -dit Staline-, de sa naissance en 1878 à Gori, petite ville de Géorgie, jusqu’à sa mort en 1953 à la tête de ce qui est à l'époque la deuxième puissance mondiale. Ne se limitant pas à la seule « chronologie » de son personnage, l’auteur livre également une analyse de la "réhabilitation de Staline" impulsée dès Brejnev et qui culmine actuellement au travers de la politique nationaliste ambigüe du gouvernement de V. Poutine.
Intitulée Staline, mensonges et mirages, cette biographie richement documentée et illustrée se fait fort de rétablir la vérité historique sur certains aspects d'une existence sans cesse occultée, retouchée et falsifiée -au gré des besoins politiques du moment- une forme de vérité historique, sur celui qui fut pendant un peu plus de trente ans le maître absolu de l’Union soviétique. Acteur et metteur en scène de son propre culte, artisan minutieux de sa quasi-"déification" et correcteur attentif de ses biographies officielles, allant jusqu’à faire modifier sa date de naissance, « Koba », alias « Staline », alias « le Petit père des peuples », n’a jamais cessé d’être l’objet de rumeurs, de révélations plus ou moins orientées, voire de légendes auxquelles ont souvent été accordées un certain crédit historique (telle que celle de son activité supposée au sein de l’Okhrana, la police secrète du Tsar). Tout ceci fut d'autant plus facile que l’obsession du secret caractérise son action à la tête de l’URSS, ainsi que la solitude paranoïaque dans laquelle il se confine à partir des années 1940, sont autant d’éléments propices à l’élaboration d’une fantasmagorie exagérément élogieuse ou angoissée.
Jean-Jacques Marie choisit une structure à la fois chronologique et thématique, et nous livre tout au long de ses 19 chapitres un récit enlevé, détaillé et passionnant, alternant entre le mythe et la réalité de ce personnage incontournable du XXe siècle, acteur-clé de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre Froide mais dont de nombreuses facettes demeurent mal connues. Grâce à sa richesse documentaire et sa connaissance de la Russie de son histoire, l’auteur dresse un portrait renouvelé et sans complaisance de Staline, dont on apprend par exemple le ralliement tardif au bolchevisme, où il confirme l’insubordination lors de la campagne d’Ukraine de 1920, "l’embellissement" du récit de ses passages en prison ou le manque de discernement face aux Allemands qui, jusqu’à la veille de l’invasion de 1941, viennent en URSS effectuer des relevés topographiques du territoire sous couvert d’une recension des morts de la Première Guerre mondiale.
Une lumière nouvelle est également portée sur l’ascension « lente mais irrésistible » de Staline au sommet, sur ses étapes et ses protagonistes. Le fonctionnement de l’appareil politique et de ses rouages, les méthodes brutales de « l’homme de fer », sont décrites sans ambages, sans que le contexte ne soit pour autant négligé : l’auteur prend soin d’étayer son ouvrage de données précises sur les conditions sociales, économiques, politiques et militaires de la Russie de l’époque. Jean-Jacques Marie distille par ailleurs de nombreuses anecdotes, parfois drôles, absurdes par moments, le plus souvent tragiques : Staline fut tout autant capable de limoger son ministre du commerce extérieur pour des bananes qu’il ne trouvait pas à son goût, que de faire empoisonner son médecin pour un diagnostic déplaisant, ou fusiller un déserteur communiste de la Wehrmacht venu interrompre son banquet pour l’avertir du déclenchement imminent de l’opération Barbarossa.
Cette biographie se veut donc une synthèse –au besoin une rectification– des « documents incessants » qui continuent de paraître sur le "Petit père des peuples". On pourra toutefois regretter que l’auteur semble ne nous livrer son expertise (que l’on pressent extrêmement vaste) que pour appuyer un réquisitoire –certes objectif mais toujours à charge- contre Staline et l’ampleur de ses crimes, ainsi que contre l’admiration béate dont il fut et recommence à être l’objet. D’autres aspects auraient pourtant gagné à être développés et enrichis des connaissances de l’auteur, au premier rang desquels par exemple le détail et les évolutions de la politique étrangère menée sous le règne de Staline. De la même manière, l’étude de la réhabilitation du stalinisme annoncée par Jean-Jacques Marie, objet d’une douzaine de pages en fin d’ouvrage, laisse quelque peu le lecteur sur sa faim. Quelle en est vréellement l'ampleur ? La polémique sur l’interdiction de l’adoption d’enfants russes par des étrangers -dernière manifestation en date du nationalisme qui ressurgit en Russie depuis une dizaine d’années– rappelle pourtant l’actualité d’un point qu’il aurait été intéressant de voir approfondi.
Staline, mensonges et mirages n’en demeure pas moins une lecture à la fois instructive et plaisante, grâce à l'expertise d'un historien confirmé au style agréable. Jean-Jacques Marie signe ici une biographie particulièrement intéressante pour les passionnés de la période, qui apprécieront l’attachement à la réalité des faits et la large synthèse d’une aussi vaste et riche période.
Elliott Even
Editions Autrement, Paris, 2013, 283 pages, 21 euros.
ISBN : 978-2-7467-3342-8.
Nota : Jean-Jacques Marie présentait son livre le mercredi 13 mars dernier sur France Inter.
Pour écouter l'émission :
http://www.franceinter.fr/emission-downtown-staline-raconte-par-l-historien-jean-jacques-marie