La vérité sur la tragédie des Romanov
Marc Ferro
Quel bandeau sur ce livre : "La tsarine et les grandes-duchesses ont survecu" ! Rien de moins.
Marc Ferro s'intéresse depuis longtemps à la chute du tsarisme et à la mise en place du pouvoir bolchevique (depuis au moins son ouvrage La révolution de 1917, Aubier, 1967). Dans ce nouveau volume, qu'il présente en introduction comme la suite de son "hypothèse formulée pour la première fois en 1990 dans une biographie de Nicolas II", l'historien reprend et développe une théorie originale selon laquelle seul le tsar aurait été exécuté à Ekaterinbourg, la tsarine et les grandes-duchesses ayant été secrètement sauvées "pour que Guillaume II ne reprenne pas la guerre" contre les Soviets.
Les cent premières pages du livre sont consacrées à une présentation détaillée de la chronologie des événements entre l'abdication de Nicolas II et l'annonce de sa mort en juillet 1918, à partir de nombreux témoignages, souvent contradictoires, et des enquêtes (des Rouges comme des Blancs) ultérieures, dont tous les éléments n'auraient pas été rendus publics. Si Marc Ferro pointe légitimement les différences, les contradictions, voire les invraisemblances entre ces différents textes, il minimise cependant, nous semble-t-il, les conditions très particulières de l'époque, le relatif isolement des responsables locaux, la peur de la plupart des gens et la violence politique dans le cadre du début de la guerre civile, les scissions entre les différents groupes armés rivaux, l'opportunisme de "déclarations politiques" ponctuelles, contredites aussitôt qu'énoncées. Bref, l'état général de désintégration et d'implosion de la Russie, une guerre fratricide, idéologique et particulièrement meurtrière, l'établissement d'une dictature qui lutte pour la survie du nouveau régime : ces éléments peuvent tout aussi bien conduire à admettre la thèse de l'auteur qu'à considérer qu'elle est le produit de l'imagination. Les divers témoignages auraient ainsi mérité d'être davantage, nous semble-t-il, confrontés aux nécessités politiques, individuelles et collectives, du moment, et critiqués.
La seconde partie du livre se présente comme une enquête et commence par la mise en parallèle du destin de la famille impériale en ce début d'été 1918 d'une part, et de l'évolution de la situation politique et militaire des Bolcheviques par rapport à leurs adversaires intérieurs et extérieurs d'autre part. Durant cette période, les très nombreux contacts qui se développent entre représentants officiels allemands et ministres ou responsables bolcheviques ne peuvent qu'évoquer régulièrement le sort des Romanov, qui restent à la fois un atout, un gage et une monnaie d'échange éventuelle tant qu'ils sont prisonniers des révolutionnaires. Il n'y a rien là de bien surprenant. Mais si le récit de Marc Ferro nous tient indiscutablement en haleine, il semble accepter plus facilement certains témoignages ou certaines "preuves" que d'autres : ainsi, cette photos de deux grandes-duchesses, présentée comme ayant ét prise à Antibes "vers 1958", mais sans aucune référence. Sur la base de "dépositions" parfois bien étonnantes, l'auteur en déduit néanmoins que le tsarévitch est probablement mort, mais qu'Anastasia et ses soeurs ont bien survécu. Dans le climat extrêmement trouble de l'été 1918, toutes les rumeurs circulent et il n'est pas surprenant que les cours européennes s'émeuvent et s'agitent. Et considérer que la libération du député Karl Liebknecht aux derniers jours de l'Allemagne impériale, le 22 octobre, constitue un indice d'un "premier échange d'otages dans l'histoire des relations Est-Ouest" donne pour le moins le sentiment de minimiser l'état politique intérieur de l'empire wilhelmien.
A l'ultime chapitre cependant (chap. 9, "Le mythe et ses enjeux"), Marc Ferro critique les sources auxquelles il a fait référence précédemment. Il déduit des doutes, des contradictions, des questions restées sans réponse, que la thèse est plausible, Rouges et Blancs y ayant sans doute intérêt. Eventuellement. Pourquoi pas ? Mais encore faudrait-il le prouver véritablement... N'avons-nous pas, en France, un Louis XVII, "l'enfant du Temple", présenté comme survivant de la famille royale ?
En résumé, un livre qui se lit comme une enquête policière, presque comme un roman d'espionnage, dont il est très intéressant de retenir les éléments d'environnement pour mieux comprendre la Russie des débuts de la guerre civile, mais dont il ne faut sans doute pas retenir toutes les conclusions. Après tout, n'est-il pas, même, simplement préférable de retenir cette incertaine hypothèse tout en conservant à l'histoire une part de mystère ?
Tallandier, Paris, 2012, 217 pages. 17,90 euros.
ISBN : 979-10-210-0051-3