La collaboration militaire française
dans la Seconde guerre mondiale
Krisztian Bene
Il ne s'agit, pour une fois, ni des mémoires plus ou moins enjolivées de l'un des acteurs, ni d'un gros titre à la Une pour faire vendre un magazine, mais d'une étude académique, directement tirée d'une thèse de doctorat. Krisztian Bene, responsable des études de français à l'université de Pécs en Hongrie, précise dans son introduction que "le souci d'impartialité a toujours constitué ma principale préoccupation" et il souligne que les ouvrages de "Jean Mabire et Eric Lefèvre ... appartiennent davantage à la littérature romanesque qu'au genre historique". Il insiste sur la nécessité de puiser les plus largement possible aux archives officielles et de croiser les sources, et a exploré les fonds des archives nationales, du SHD, de l'IHTP et surtout des Bundesarchiv-Militärarchiv allemandes de Fribourg (Brisgau), jusqu'à ce jour, paradoxalement, largement ignorées, semble-t-il, par les chercheurs français.
Après avoir brièvement retracé dans une première partie l'évolution de l'extrême-droite radicale et des ligues nationalistes durant l'entre-deux-guerres (avec d'ailleurs quelques raccourcis historiques pour le moins trop rapides), il souligne que l'influence de ces mouvements "ne s'exerce que sur une frange réduite d'une opinion française majoritairement républicaine", puis observe les conséquences immédiates de la défaite de juin 1940 et les premiers pas collaborationnistes de Vichy, de son gouvernement et surtout des partis ou journaux qui à Paris s'en réclament.
Il rentre dans le coeur de son sujet à partir de la page 52 et étudie d'abord la L.V.F. (création, financement, recrutement, composition sociologique, etc.) puis, après s'être intéressé à son instruction militaire, aborde la question de son déploiement et de son engagement sur le front de l'Est (quelques chiffres : 120 croix de fer attribuées, 500 morts au combat, mais aussi quelques crimes de guerre contre les populations civiles). La Légion tricolore et la Phalange africaine sont ensuite rapidement traitées, leur rôle proprement militaire étant resté mineur. Krisztian Bene consacre une longue partie à la Milice française, "l'armée de la guerre civile". Celle-ci est étudiée dans ses origines, sa composition sociale, son organisation et son armement, puis ses activités contre les maquis jusqu'à la disparition de ses derniers éléments en Italie du Nord au printemps 1945.
La dernière grande partie traite de "La collaboration militaire en mains allemandes" avec la Sturmbrigade Frankreich, la division Charlemagne jusqu'aux derniers combats de Berlin en avril 1945. Il brosse enfin le portrait des autres organisations militaires ou para-militaires allemandes au sein desquelles servirent des Français, en nombre plus ou moins important : N.S.K.K., Kriegsmarine, organisation Todt, division Brandenbourg, 21e Panzerdivision, Légion Speer, DCA ferroviaire, et quelques unités atypiques comme le Benzen Perrot en Bretagne ou la Brigade nord-africaine engagée contre les maquis du Massif Central.
"Les douze exécutions de Bad Reichenhall" sont évoquées dans un ultime chapitre consacré au "Destin de la collaboration militaire après la guerre", avec l'épuration et les procès, la création à l'été 1948 pour servir en Indochine du Bataillon d'infanterie légère d'outre-mer (BILOM), la place relative de ces anciens soldats "dans le mauvais camp" au sein de la Légion étrangère. En conclusion, l'auteur donne en particulier un bilan numérique : cette collaboration militaire a concerné, selon les estimations, entre 29.360 et 34.360 hommes, chiffre qu'il est difficile de préciser, en particulier du fait des doubles appartenances et des mutations d'un corps à l'autre. La Benzen Perrot et la Brigade nord-africaine, avec respectivement 100 et 150 hommes, sont les plus petites formations, et la division Charlemagne, avec de 7 à 8.000 hommes (mais pas tous combattants), de loin la plus importante.
Le texte courant est complété par différentes annexes, dont une série de biographies sommaires qui vont bien au-delà de la seule collaboration militaire (mais que vient faire François Coty, mort en 1934, dans cette liste ? Ou Léon Degrelle, fondateur du Rex belge et de la Légion Wallonie ?). Parmi les 45 annexes qui suivent (relatives à la L.V.F., à la Légion Tricolore, au S.O.L. et à la Milice, à la Phalange africaine et aux unités de la Waffen S.S., on relève le nombre de textes réglementaires et législatifs reproduits, ainsi que des états nominatifs et des organigrammes. On compte enfin une quinzaine de pages de références d'archives et de bibliographie, avant un index très complet.
L'auteur a bien voulu répondre à quelques questions complémentaires :
Question : Comment un universitaire hongrois en vient-il à travailler sur la collaboration militaire française pendant la Seconde guerre mondiale et comment votre thèse a-t-elle été reçue par vos homologues des universités hongroises ?
Réponse : Le choix du sujet de thèse et le travail lui-même sont le fruit d'une longue histoire, remontant au tout début de mes études doctorales, où moment où j'ai dû choisir dans quel domaine particulier développer mes recherches. Titulaire de maîtrises en français et en histoire, intéressé par la Seconde guerre mondiale depuis longtemps, je voulais approfondir mes connaissances sur la question de la participation française au conflit et éventuellement ajouter quelques nouveaux résultats à l'étude de cette histoire apparemment bien connue. En débutant mes recherches en France, j'ai vite compris que l'histoire de la collaboration, malgré les efforts de quelques historiens français et étrangers de grande envergure, était bien moins connue. Finalement, j'ai opté pour l'aspect militaire de la collaboration dans la mesure où ce chapitre extrêmement intéressant de l'histoire militaire française n'avait pas encore été traité de manière scientifique, excepté le travail de Giolitto dont l'ouvrage a constitué une bonne base de départ pour mes recherches.
En Hongrie, la langue et l'histoire française sont relativement peu connues. Ainsi, mon travail y a été bien reçu, car il est apparu comme inédit et, pour tout dire, presque "exotique". Les encouragements de mes collègues et des membres de mon jury de soutenance me laissent à penser que la version hongroise de mon livre (qui va paraître prochainement) peu constituer un pas important vers une meilleure connaissance des questions françaises par les Hongrois.
Question : Vous faites état dans votre introduction de l'exploitation des archives militaires allemandes de Fribourg, que les historiens français n'auraient que très peu consulté auparavant. Comment l'expliquez-vous et qu'avez-vous trouvé de particulier, de complémentaire ou de significatif dans ces archives ?
Réponses : Je suis persudé qu'un certain nombre de collègues français ont déjà réalisé des recherches dans les archives militaires allemandes, mais, selon mes connaissances, aucun d'eux n'avait systématiquement exploité les fonds concernant la collaboration militaire. Je suppose que ce manque d'intérêt peut s'expliquer par les difficultés linguistiques d'une part et une "pudeur" française d'autre part. Indéniablement, sans une bonne connaissance des dossiers conservés dans les archives de Fribourg, on ne peut pas reconstituer de façon fiable l'histoire des volontaires français servant dans les forces armées allemandes. Les journaux de marche des unités allemandes comportant des volontaires français et ceux des unités françaises placées au sein de l'armée allemande, confrontés à un certain nombre d'études contemporaines rédigées par des officiers allemands et aux souvenirs des anciens combattants (notamment ceux de Robert Soulat, en langue allemande) permettent de procéder à d'indispensables recoupements.
Question : Justement, a contrario, quelle crédibilité et quelle place accordez-vous aux témoignages et récits plus ou moins romancés déjà parus sur ce thème?
Réponse : Je dois avouer que l'orientation parmi ces oeuvres (de plus en plus nombreuses depuis un certain temps) a été un travail difficile. Si on peut effectivement y trouver des informations très précieuses, certains témoignages n'ont qu'une crédibilité minimale. Par conséquent, j'ai décidé de ne pas travailler sérieusement avec ces livres avant d'avoir terminé mes recherches dans les archives. Car seule la comparaison des résultats issus de celles-ci avec les informations trouvées dans les témoignages m'a permis de procéder à une sérieuse sélection et hiérarchisation. Finalement, j'ai établi trois catégories : les livres inutilisables, à cause du manque de crédibilité ou de contenu pertinent ; ceux utilisables avec des restrictions, certains éléments étant confirmés par les archives ; et finalement les livres utiles, dont la crédibilité est presque totale et dans lesquels on ne rencontre pas de déformation idéologique volontaire. Naturellement, ces derniers sont très peu nombreux. En outre, l'honnêteté intellectuelle ne signifie pas forcément que l'auteur avait une connaissance parfaite ou générale des événements, qu'il était complétement objectif ou qu'il n'a pas subi d'influences extérieures. Mais, bien évidemment, la présentation des seules informations retrouvées dans les archives aurait privé de lecteur de la compréhension de certaines motivations individuelles. Les extraits cités de ces ouvrages constitue donc une part importante, et je crois intéressante, de mon travail.
Question : Vous étudiez une grande diversité d'organisations. Les "hiérarchisez-vous" dans la collaboration et quelles différences établissez-vous entre des formations aussi différentes que la Phalange africaine, la division Charlemagne ou l'unité Perrot ?
Réponse : Il a existé, c'est vrai, un grand nombre d'unités françaises au service des intérêts allemands. J'ai fait le choix de les mentionner pratiquement toutes. Bien évidemment, cela ne veut pas dire que leur importance a été égale. La structure de mon livre suit avant tout un ordre chronologique, mais la longueur des chapitres et des sous-chapitres témoigne de l'importance relative de ces unités. Les formations de premier ordre, traitées le plus longuement, ont été la Légion des volontaires français contre le bolchevisme (LVF), la Milice française et les unités françaises de la Waffen -SS. Les unités moins importantes, mais méritant une attention particulière ont été la Légion tricolore et la Phalange africaine, dont la création est liée à la volonté du gouvernement de Vichy de prendre une part plus active à la collaboration militaire tout en la contrôlant, alors qu'elle était initiée à ses débuts par les seuls partis collaborationnistes de Paris. Les autres unités ne sont traitées que succintement. Cette décision peut sembler paradoxale, car certaines d'entre elles (comme la NSKK ou la Kriegsmarine) regroupaient plusieurs milliers de volontaires. Cependant, ces derniers n'ont que très peu connu le feu et étaient surtout voués à des missions de quasi-supplétifs à l'arrière. En même temps, je pense que leur histoire détaillée reste encore à écrire.
Question : Dans votre conclusion, vous évoquez un chiffre total oscillant entre un peu plus de 29.000 et 34.000 hommes engagés dans cette collaboration militaire. Le différentiel de 5.000 hommes, à cette échelle, semble énorme. Comment l'expliquer, et ne peut-on préciser ces chiffres ?
Réponse : La question est très pertinente. Cette différence semble vraiment énorme, mais il faut avoir à l'esprit tout d'abord que de très nombreux anciens combattants collaborationnistes ont été très intéressés par "l'effacement" de leur passé. Il y a relativement peu de sources nominatives fiables et précises sur les volontaires servant dans ces unités. Parfois, on a de la chance : on connait ainsi assez précisément l'effectif de la LVF ou du Benzen Perrot. Mais, dans la majorité des cas, il ne reste aucun registre listant les noms de ces volontaires. Il est donc nécessaire de procéder à des estimations, que l'on affine progressivement parfois, en croisant les informations disponibles, souvent assez vagues. Enfin, il ne faut pas oublier que de nombreux volontaires ont été versés successivement dans plusieurs unités différentes, ce qui complique la situation. S'il serait certainement plus rassurant et confortable d'évoquer des chiffres précis, les principes du métier d'historien me font dire qu'il faut garder la marge de doute et travailler à partir de ces estimations, certes aléatoires mais certainement les plus fidèles en l'état actuel de nos connaissances sur la question.
Merci Krisztian pour ces longues réponses, et bon courage pour la poursuite de vos travaux.