L'invention du camouflage moderne en 1914-1918
Cécile Coutin
Ce magnifique album est tout à la fois un vrai livre d'histoire, un livre d'art et (presque) une découverte.
On sait que dans le cadre général de la mobilisation de toutes les ressources de la nation pendant la Première Guerre mondiale, de nombreux artistes, artisans et ouvriers ont été mobilisés à partir de 1915 au sein des sections de camouflage. C'est cette histoire que raconte Cécile Coutin, avec moult détails et précisions (les amateurs connaissent les travaux dans ce domaine de Gilles Aubagnac). Particulièrement complet, l'ouvrage est divisé en 13 chapitres qui permettent d'aborder toutes les facettes du sujet, de la naissance, de l'organisation et du développement de la section de camouflage au recrutement des "artistes camoufleurs", des leurres de tous types (faux arbres, fausses cheminées, fausses borne kilométrique et jusqu'à un faux "buisson portatif" !, etc.) au camouflage des immeubles et des véhicules, en passant bien sûr par les pièces d'artillerie mais aussi les tenues individuelles et les brouillards artificiels, des vaches en carton et le faux Paris rendu célèbre à la fin de l'année dernière, ...
On apprécie l'existence d'un chapitre consacré au camouflage des navires, en particulier comme moyen de lutte contre les sous-marins, et le rappel que tous les grands belligérants développèrent ces méthodes (Britanniques, Belges, Italiens, Américains, et bien sûr Allemands). Après 1918, les artistes retournent à leur oeuvre créatrice : les formes modernes de la peinture (abstraction, cubisme) vont naître. Plus de 300 superbes illustrations font également de ce livre d'histoire un livre d'art, complété par la liste des principaux artistes français et étrangers qui servirent dans cette curieuse unité, une bibliographie et la reproduction des onze planches en couleurs du catalogue Patout (aménagement d'observatoires divers).
Un très, TRES, beau livre, qui doit trouver son lectorat bien au-delà des cercles habituels des historiens ou des amateurs d'art.
Editons Pierre de Taillac, Paris, 2012, 240 pages, 35 euros.
ISBN : 978-2-36445-015-8.
Cécile Coutin a bien voulu répondre à nos questions :
Question : Comment une conservatrice de la BNF, en charge des fonds des des 'Arts du spectacle', en vient-elle à s'intéresser durablement à une question directement liée à la conduite des opérations ?
Réponse : Au début de ma carrière (décembre 1972), nommée conservateur du Musée d’Histoire contemporaine à Paris (section iconographique de la Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine), j’ai découvert les témoignages graphiques laissés par les artistes mobilisés pendant la Première guerre mondiale, et le rôle spécifique de ceux qui ont été regroupés dans la section de camouflage créée le 14 août 1915, suite aux expériences convaincantes menées dès septembre 1914. Les décorateurs de théâtre, rompus aux effets de trompe l’œil et habitués à peindre de grandes surfaces de toiles, les peintres cubistes, aptes à la déformation de la réalité étaient particulièrement recherchés.
La rédaction d’une thèse de doctorat, soutenue en janvier 1987, et consacrée à l’œuvre de guerre du peintre Jean-Louis Forain, inspecteur du camouflage, m’entraîne à approfondir le sujet du camouflage. Je publie un important article paru en deux parties dans la revue Historiens et Géographes, en 1987 et 1988, qui constitue une des études de référence pour d’autres chercheurs s’intéressant à la question.
Puis, après 18 ans passés au Musée d’Histoire contemporaine, j’entre à la Bibliothèque nationale de France, au département des Arts du spectacle : chargée du fonds des maquettes planes et construites de décors et de costumes, je retrouve, parmi les décorateurs de la première moitié du XXe siècle, bon nombre de camoufleurs… Les fonds d’archives de certains d’entre eux, conservées dans ce département, recèlent de nouvelles informations qui enrichissent mes connaissances sur le camouflage.
Question : En quoi ce sujet est-il particulièrement important pendant la Grande Guerre et les Français n'ont-ils pas été précurseurs en la matière ?
Réponse : Si le camouflage est une pratique aussi ancienne que l’homme, c’est pendant la Première guerre mondiale, à la faveur de la guerre de position (fin 1914-juillet 1918) qu’il est organisé à grande échelle, avec méthode, et de façon quasi industrielle. Ce sont bien des artistes français qui l’ont mis au point, puis enseigné aux Belges, Aux Anglais, aux Américains et aux Italiens. Dans ces diverses nations, on note cependant que certains artistes de mouvements artistiques d’avant-garde (Vorticistes anglais, Futuristes italiens) avaient intuitivement créé des œuvres proches de solutions picturales que développera le camouflage. Les expériences des uns s’enrichissent des découvertes des autres.
De son côté, mais de façon moins systématique, l’armée allemande pratique aussi le camouflage et réalise des installations particulièrement soignées. Elle utilise d’autres techniques pour dérouter ou surprendre l’adversaire, comme le déplacement fréquent de ses positions d’artillerie, et, après les attaques d’infanterie, le retrait dans des tranchées de 2e, 3e, voire 4e lignes. Son pôle d’excellence reste certainement le camouflage adapté à l’aviation.
Question : Outre les artistes-peintres, que sait-on des autres professions mobilisées au sein de la Section de camouflage ?
Réponse : Divers documents officiels, quelques listes découvertes dans des fonds privés, indiquent, à côté des décorateurs, des peintres, des illustrateurs et des sculpteurs -qui sont généralement les concepteurs des réalisations- les professions civiles des artisans et ouvriers chargés de l’exécution des objets et matériels de camouflage : accessoiristes de théâtre, plâtriers, peintres en bâtiment, tôliers, carrossiers, spécialistes en cuirassement, en tissus et en teintures, menuisiers, etc. On y croise aussi des hommes de lettres, des artistes du spectacle (des comédiens, un mime). On fait appel à du personnel féminin : environ 10.000 femmes travailleront dans les ateliers de camouflage. On emploie aussi des bataillons non combattants de troupes coloniales : Annamites, Sénégalais. Enfin, on fait travailler comme manœuvres des prisonniers allemands, dans les ateliers de la zone des armées.
Sur le terrain, les installations sont exécutées sous la direction des camoufleurs, avec la participation des combattants concernés par le secteur aménagé.
Question : On se souvient qu'il y a un an le dossier du "Faux Paris" avait fait la Une des journaux. Quelles autres réalisations retiendriez-vous particulièrement ?
Réponse : Le faux Paris était une idée grandiose, destiné à protéger la capitale des bombardements nocturnes. Seul l’un des trois projets imaginés a été réalisé : prêt en juillet 1918, il n’a pas eu le temps de servir, car l’assaut final et victorieux contre l’armée allemande repousse l’adversaire, dont les avions ne menacent plus Paris. Il n’en reste pas moins que la mise au point du système d’éclairage trompeur mis au point par Fernand Jacopozzi était particulièrement ingénieux. Autres réalisations remarquables :
L’atelier de camouflage de Chantilly, construit de toutes pièces au début de 1917, profitant des expériences accumulées, conçu et organisé de façon géniale par le décorateur de théâtre Georges Lavignac.
Les faux arbres-observatoires, et la technique mise au point pour remplacer un arbre véritable par un faux.
Le déplacement, en une nuit, de la chapelle de La Bove, démolie et reconstruite à l’identique 400 mètres plus loin, déroutant pendant 48 heures l’artillerie allemande qui s’en servait pour régler ses tirs.
Le camouflage des coques de bateaux. Le camouflage du Grand Canal dans le parc de Versailles, repère utilisé par les aviateurs ennemis, qu’il fallait donc soustraire à leurs yeux.
Question : Quelles ont été les sources documentaires qui vous ont permis d'établir, à la fin de votre ouvrage, la liste des plus de 200 noms d'artistes mobilisés au camouflage ?
Réponse : Elles ont été très diverses : les correspondances et les carnets de guerre de Jean-Louis Forain, André Mare, Henri Bouchard, Louis de Monard, William Laparra, mentionnent de nombreux noms d’artistes ; les ordres de mission de camouflage, les photographies légendées conservées dans les archives privées ou publiques ; la colonne « observations » des registres d’inventaire des œuvres conservées au Musée d’Histoire contemporaine, qui indique parfois l’affectation de chaque artiste ; les catalogues d’expositions d’anciens artistes combattants présentées dans les années qui ont suivi la fin du conflit et le hasard des rencontres avec des descendants d’artistes qui ont fait partie de la section de camouflage.
Merci pour toutes ces réponses sur un aspect tout-à-fait original, mais extrêmement important, de cette Grande Guerre.