Ce qu'on ne vous dit pas à l'école...
Vincent Badré
Ce livre fait, à notre sens, absolument partie de ceux qu'il faut lire sur la question.
L’auteur, lui-même enseignant d’histoire-géographie en banlieue parisienne depuis plus de dix ans, nous propose ici une analyse de l’enseignement de l’histoire basée sur son expérience personnelle et "l'exploitation" (non pas exhaustive, mais au moins très large) des manuels utilisés par les professeurs. Il insiste en introduction sur l’importance de ces livres (« choisis collectivement par les équipes des professeurs d’histoire-géographie de chaque lycée ou collège »), car « ils utilisent souvent un choix d’exemples orientés par le souci de faire découvrir des valeurs dominantes aujourd’hui ». Il n’y a pas à proprement parler « mensonge », mais plutôt « influence », car « rien n’est faux, ces documents [présentés dans les manuels] existent, mais les questions posées, le nombre de documents choisis, l’insistance sur tel ou tel argument finissent par fabriquer une opinion au lieu d’aboutir à une description juste de la réalité du passé ».
Il faut d’abord insister sur le caractère méthodologique, systématique du travail, sur les nombreuses citations des différents manuels et sur les comparaisons régulières effectuées entre eux. Le corps du livre est découpé suivant les grandes périodes enseignées (« Antiquité », « Moyen Âge », « Renaissance », « Monarchie absolue et révolution », « XIXe siècle », « Guerres mondiales », « Le monde après 1945 ») ; chacune de ces parties est elle-même subdivisée en deux à cinq thèmes particuliers (quatre pour le « XIXe siècle » par exemple : « Romantisme politique », « La question sociale pendant la révolution industrielle », « Troisième république » et « La colonisation »). Chaque thème enfin est lui-même présenté à travers trois à cinq exemples précis ; ce qui donne au final un plan très clair (un peu rigide, mais de fait rigoureux) dans lequel le lecteur se retrouve aisément : « Guerres mondiales » - « Première Guerre mondiale » est ainsi subdivisé en « L’école de la république enseignait un patriotisme ouvert » (classes de 4e et de 1ère), « C’est l’Allemagne qui a déclenché la Première Guerre mondiale » (classes de 3e et de 1ère), « Les poilus n’étaient que des chairs à souffrance » (classes de 3e et de 1ère), « Les troupes coloniales ont servi de chair à canon » (classe de 1ère), et « Des Arméniens ont été massacrés par les Ottomans » (classes de 3e et de 1ère).
Pour entrer dans le détail de son analyse et appuyer son argumentation, Vincent Badré adopte ensuite pour chaque cas particulier, tout au long de son livre, la même présentation. Prenons un exemple : dans « Guerres mondiales » / « Première Guerre mondiale » / « Les poilus n’étaient que des chairs à souffrance », il étudie successivement « La fabrique d’une idée reçue » (Qu’en dit-on ?, Comment le dit-on ? Ce qu’il y a de vrai), puis « L’histoire à redécouvrir » (Ce qu’il faut aussi savoir). Détaillons ces trois pages (pp. 146-148) :
- Les poilus n’étaient que des ‘chairs à souffrance’
- La fabrique d’une idée reçue :
Qu’en dit-on ? « Le soldat de 1914 n’est qu’une victime … Les souffrances et les difficultés des soldats occupent 37 à 61 % des documents choisis par les manuels à propos de la Première Guerre mondiale … L’engagement des soldats est présenté comme quelque chose d’absurde ; en effet les motivations des hommes de 1914-1918 sont peu évoquées dans les manuels et de manière déformée »
Comment le dit-on ? « La domination d’une école d’interprétation historique ». Il évoque « l’influence des historiens rassemblés autour de l’école de Péronne » et termine : « La seule histoire des perceptions ne suffit pas pour comprendre cette guerre et les motivations de ceux qui l’ont faite ». Il remarque que Bécassine est seule présentée comme engagée volontaire : « Un exemple peut ridiculiser une cause ou un courant de pensée ».
Ce qu’il y a de vrai : dans l’ensemble des sociétés, en France comme chez les autres belligérants, « le discours ambiant encourage la violence pendant ce conflit … Ces discours portaient [car] tous les soldats n’étaient pas ces instituteurs regrettant de se découvrir d’antiques instincts de cruauté », évoqués dans le manuel Belin de 1ère.
- L’histoire à découvrir :
Ce qu’il faut aussi savoir : « Beaucoup de soldats ont aussi combattu par patriotisme », chez les intellectuels comme dans les classes populaires,« le refus de la guerre n’est pas seulement né d’un sentiment de lassitude » mais pouvait être la conséquence d’un engagement socialiste et révolutionnaire, enfin « on ne lira pas non plus dans les manuels la lettre encyclique de Benoit XV qui condamne dès le 1 er novembre 1914 une guerre où les nations s’entredétruisent ».
Tous les chapitres pourraient être cités sur ce plan, des devoirs du citoyen ou de la situation des esclaves dans l’Antiquité grecque et romaine, à la période la plus récente avec « La croissance économique met la terre en danger ». C'est-à-dire qu’en presque 300 pages Vincent Badré nous présente une véritable analyse de ce que nos enfants apprennent, … et n’apprennent pas. Sa conclusion n’est d’ailleurs pas manichéenne : « Nous avons finalement trouvé dans les livres d’histoire d’aujourd’hui une proportion, encore trop faible, mais réelle, de documents qui donnent une vue plus libre, plus large et plus ouverte à la variété de l’histoire humaine ». Il met certes en relief une orientation générale politique et culturelle (citant l’auteur des manuels chez Belin : « Les manuels diffusent les valeurs que les programmes drainent : ils sont prorépublicains, proeuropéens, pour l’équilibre social et la diversité culturelle »). Mais les directives du ministère ou le contenu des ouvrages ne sont pas seuls en cause, car « les manuels sont difficiles à lire sans la médiation d’un enseignant qui fait le lien entre les documents qu’il choisit d’utiliser et d’expliquer et qui construit pour ses élèves un résumé qui ressemble à celui du livre ». Il doit cependant en conclure qu’il s’agit de « manuels souvent peu ouverts au pluralisme et à l’esprit critique », qu’ils sont « un révélateur de notre âge du renoncement" et qu’ils privilégient « angélisme et dévalorisation de l’action ». Ils traduisent le « déracinement et [le] refus des héritages culturels européens » et favorisent le « progressisme comme école du consentement à ce qui existe ». Bref, le bilan n’est quand même pas brillant, même si l'espoir subsiste : « appel à l’émotion », « manque de réflexion » et « absence de débat ».
On apprécie les annexes, l’appareil de notes et références et l’index. Une analyse raisonnée, « à froid », mais qui ne manque pas de conviction, à lire absolument pour quiconque veut s’intéresser à ce sujet : l’enseignement de l’histoire.
Editions du Rocher, Monaco, 2012, 289 pages, 21 euros.
ISBN : 978-2-268-07436-8
Vincent Badré a répondu à quelques questions plus précises :
Question : Vous évoquez le fait que les manuels sont choisis dans les établissements par les professeurs eux-mêmes. Selon votre expérience, comment est effectuée cette sélection ? Qu’est-ce qui est recherché ou privilégié dans un nouveau manuel ?
Réponse : Les manuels sont choisis collégialement par le groupe de professeurs de chaque établissement. Il faut donc qu'ils n'aient dérangé les connaissances ou les idées reçues d'aucun des membres de ce groupe. Cela explique l'apparence de prudente neutralité et le fait qu'ils restent souvent dans des idées reçues majoritaires et datées. Les critères de choix sont essentiellement pratiques. Il faut trouver un manuel qui offre des documents variés, faciles à commenter par le professeur et à utiliser en cours avec des élèves d'aujourd'hui.
Question : Vous insistez en conclusion sur le rôle de l’enseignant, au-delà du manuel retenu. Pensez-vous que la formation en amont des professeurs d’histoire soit suffisante ? Comment expliquez-vous les « glissements » observés dans la transmission de la discipline ?
Réponse : La formation des professeurs d'histoire se fait dans les universités d'aujourd'hui, que je connais mal. Ce qui me semble manquer dans les manuels, c'est le souci de pratiquer régulièrement les règles de la critique historique. On n'y pose que très rarement les questions essentielles qu'un historien se pose devant une de ses sources d'information : savoir si le document est cohérent, se demander qu'elles étaient les motivations de celui qui l'a produit et si ce qu'il apporte rejoint ou s'éloigne des connaissances acquises sur la période qu'il concerne.
Les glissements de l'enseignement de l'histoire procède en partie de l'application excessive et simplificatrice des tendances de la recherche universitaire. La "nouvelle histoire" se détournant de "l'histoire bataille" et de la biographie, on n'en verra pratiquement plus dans les manuels, alors que pendant ce temps là les historiens de ce courant, comme Georges Duby ou Jacques Le Goff publient des récits de batailles et des biographies. L'enseignement de l'histoire a aussi été pris dans les batailles idéologiques françaises. Républicain, patriotique, centralisateur, il a été attaqué par les détracteurs du "roman national", et partiellement remplacé par un "roman inversé" excessivement repentant, alors que l'histoire précédente avait surtout insisté sur "toutes les gloires de la France".
Question : Si vous deviez classer les principaux manuels utilisés sur une échelle de 1 à 10, la plupart se situeraient à quel niveau ? Quelle serait la note du « meilleur » ? Et celle du « pire » ?
Réponse : On pourrait dire, comme certains, que mettre des notes est stigmatisant et traumatisant. En fait, il est difficile de répondre, car la note variera selon les attentes. La plupart des manuels sont techniquement bien faits et adaptés à leur usage actuel. Il n'y a pas entre eux de très grandes différences de qualité. Certains manuels, dirigés par un directeur de collection à forte personnalité, sont meilleurs que les autres (Pour les manuels anciens, disponibles d'occasion, on peut citer les noms de Jacques Marseille dans les années 1980, Serge Bernstein dans les années 1990, Jérôme Grondeux, Jean-Michel Lambin dans les années 2000, et les manuels des classes de STI d'Eric Chaudron chez Belin).
S'il s'agissait de noter le respect du pluralisme, les note seraient généralement bien plus faibles. Beaucoup de manuels choisissent en effet de mettre en valeur des faits généralement considérés comme négatifs sur certains sujets comme le Moyen-Age et des faits considérés comme positifs à propos d'autres époques.
Question : Quand vous parlez « d’âge du renoncement », de « dévalorisation de l’action », de « déracinement », il s’agit de questions graves pour une société. Comment voyez-vous l’avenir ?
Réponse : Les manuels prennent la couleur de l'air du temps. Ils portent les valeurs dominantes de notre époque désabusée, après l'échec sanglant des grandes utopies messianiques du XXe siècle. Les "guides", qui avaient proclamé la capacité des hommes de changer l'histoire ont échoué et les manuels nemettent plus en valeur les grands personnages historiques.
Le livre "L'histoire fabriquée ?" cherche pour sa part à montrer des exemples concrets d'actions qui ont changé l'histoire. Il parle de Catherine de Sienne, qui arrive à convaincre un Pape du Moyen-Age de quitter Avignon pour retourner à Rome ; de jean Corentin Carré, qui s'engage dans la guerre de 14-18 avant l'âge lgal, par patriotisme ; d'Albert de Mun, député minoritaire à la Chambre sous la IIIe République, qui invente bien des lois sociales d'aujourd'hui ; ou encore des paysans bretons qui se sont organisés eux-mêmes pour mener à bien la modernisation de leur agriculture. Ces exemples historiques et mon expérience d'enseignant me remplissent d'espérance. Les jeuns élèves d'aujourd'hui sont tout-à-fait capables de réfléchir et de s'intéresser à l'histoire. Il ne leur manque que des occasions d'agir et des structures qui leur permettent d'engager leur énergie dans l'amélioration de la société.
Question : En tant qu'enseignant, quelle est votre citation préférée ?
Réponse : Ce passage d'un tract du syndicat polonais "Solidarité" des enseignants, lancé le 17 janvier 1982 pour protester contre les interventions du pouvoir politique dans le contenu de l'enseignement de l'histoire : "Ne renoncez pas à chercher la vérité, essayez de toujours distinguer le savoir honnête de la falsification des faits par la propagande ... Essayez de rester des hommes libres, responsables, aspirant à un savoir intègre et profond ... Recherchez les voies qui vous mèneront à un savoir non falsifié. Discutez, nouez des contacts avec des gens qui vous aideront à chercher la vérité, pensez..."
Merci Vincent Badré, pour ces réflexions aussi mesurées qu'argumentées Bon courage et plein succès dans toutes vos initiatives.