Qu'est-ce que "l'histoire-bataille" ?
A propos d'un débat en cours sur la toile...
Le sujet est régulièrement évoqué depuis plusieurs années maintenant, ici ou là. Il apparait au détour d'un colloque, dans la préface d'un livre, aujourd'hui sur la toile. Pratiquement chargée de tous les défauts dans l'esprit de beaucoup, "l'histoire-bataille" serait vielliote, ringarde, dépassée à l'heure de l'histoire "globale", "transdisciplinaire", de l'analyse sociale et des représentations, de la prise en compte des questions économiques et financières, etc.
Sur L'autre côté de la colline, Stéphane Mantoux propose une analyse du débat (ici) plus mesurée, presque de synthèse, que nous vous invitons à lire car il est bien référencé et pose, dans la longue durée du XXe siècle au moins, les termes du dossier.
Mais abordons la question sous un angle plus "utilitaire". Pour ma part, je considère qu'il y a très souvent aujourd'hui, sur le sujet, une confusion des mots et des idées, qui n'est peut-être pas totalement innoncente. Certes, "l'histoire-bataille de grand'papa" avait montré ses limites et ses défauts, et il était nécessaire, voire indispensable, durant l'entre-deux-guerres de rénover la discipline. De très réels progrès ont été accomplis. Mais dans la période la plus récente, la question n'est plus, dans le domaine de la recherche s'entend, de s'intéresser aux mouvements de la Xième compagnie ou aux ordres formels donnés par le commandant Y ou le colonel Z. Les disciplines les plus différentes, les sources les plus variées, les paramètres les plus divers sont pris en compte pour étudier les différentes campagnes (d'ailleurs "l'histoire-campagne" prend souvent le pas sur "l'histoire-bataille") et les travaux publiés en témoignent qui mettent en relief les différents niveaux hiérarchiques et l'évolution dans le temps des contraintes les plus variées. Par contre, il faut aussi se poser la question du "public-cible" : une conférence généraliste ou un article dans un magazine grand public privilégiera souvent l'aspect purement événementiel d'une situation particulière, c'est aussi une manière d'intéresser de nouveaux amateurs à notre discipline en les conduisant peu à peu à "creuser" les sujets et à dépasser le stade d'un acte héroïque ou d'un fait militaire plus ou moins dramatique. De même, dans le cadre de la formation initiale des cadres, l'histoire-bataille stricto sensu se justifie pleinement, car il est beaucoup plus facile de faire comprendre à un jeune sous-officier ou officier une manoeuvre par les ailes, l'emploi de réserves ou l'organisation d'un appui-feu à partir d'exemples concrets (et peut être surtout à partir de défaites), souvent au plus petits échelons. Les exigences de méthodologie et de rigueur de la recherche par contre poussent naturellement à détailler les causes et les conséquences, les tenants et les aboutissants, les avantages et les faiblesses, les qualités et les défauts à partir de données et de références aussi larges, aussi diverses, aussi détaillées que possible pour décortiquer une situation, une décision, une réalisation, et la comprendre dans sa complexité. En fait, il faut savoir adapter son écriture ou son discours à l'objectif poursuivi et aux lecteurs (ou auditeurs).
Pas d'ostracisme, ni d'exclusive donc. L'histoire militaire est une discipline à la fois complexe et extrêmement riche, qui permet d'aborder de multiples sujets à partir d'une situation tactique, stratégique ou opérative particulière : pour étudier la mobilisation industrielle pendant la Grande Guerre, j'avais fait le choix volontaire de centrer mon travail sur le GQG, point nodal à partir duquel peuvent être mises en relief toutes les interactions et les relations entretenues en interne au sein des armées aussi bien qu'en externe avec les alliés ou avec l'Intérieur et la société civile. En travaillant sur l'expression d'un besoin par le terrain, sur des contraintes techniques ou budgétaires, sur des capacités humaines, sur des conséquences intellectuelles, sociales ou culturelles, sur l'existence de réseaux informels ou même sur la presse de l'époque et la censure, etc. (c'est-à-dire en prenant en compte le plus grand nombre possible de paramètres dans les différentes disciplines), il s'agit toujours de traiter de la conduite des opérations. Et de faire de l'histoire militaire.
Osons une provocation... Et si, finalement, au regard de son importance dans l'histoire du monde, dans la culture et la mémoire de nos sociétés, l'histoire militaire conçue comme un ensemble complexe relevant de compétences variées était, avant la lettre, cette fameuse "histoire globale" aujourd'hui partout revendiquée ? Et si de nombreux historiens du fait militaire faisaient déjà, comme monsieur Jourdain de la prose, de l'histoire globale sans en avoir vraiment conscience ? Et si l'histoire militaire dans sa diversité et sous réserve qu'elle n'oublie jamais ses racines opérationnelles qui l'expliquent et la justifient, était somme toute l'histoire globale de l'homme et de l'humanité ?
Allez ! Continuons le débat ! C'est en particulier lui qui permet de faire émerger de nouvelles idées, de nouvelles pistes, de nouvelles recherches, et prouve que l'histoire militaire, liée par nature aux batailles auxquelles elle ne doit cependant pas se limiter, est une discipline vivante et dynamique.