La naissance de la CIA
L'aigle et le vautour, 1945-1961
François David
Historien spécialisé sur les relations transatlantiques et la guerre froide, François David nous invite à nous plonger dans la naissance et les premières années de l'un des services de renseignement les plus célèbres : la Central Intelligence Agency.
Dans ce passionnant ouvrage organisé en deux grandes parties ("La CIA, la communauté du renseignement et la fondation d'un renseignement national", et "Guerre secrète et stratégie mondiale. Le résistible essor d'un service Action"), François David dresse, à partir d'un important corpus de références (près d'une vingtaine de pages de sources et bibliographie), une histoire extrêmement complète des quelques quinze premières années de la puissante centrale américaine. Après avoir rappelé les conditions difficiles de sa naissance, sur les ruines de l'OSS de la Seconde guerre mondiale, dans un environnement intérieur de grande opposition entre les différentes branches des administrations américaines et alors que la guerre froide devient aigue, il détaille l'émiettement des différents services et leur incapacité "à tracer des perspectives claires sur le long terme". Les deux notions de coordination de l'action et de production de synthèses pertinentes sont au coeur des débats internes qui voient, au début des années 1950, le général Walter Bedell Smith réorganiser profondément les structures, les doter de moyens financiers et humains nouveaux, avec la participation des plus éminents universitaires. François David nous donne ici une description extrêmement précise des organismes mis sur pied, de leurs missions et de leurs premiers travaux. On note l'intérêt de la revue Studies in Intelligence, née en 1955 : "Le renseignement a développé une méthodologie identifiable. Il a mis au point un vocabulaire. Il a nourri un cadre théorique et doctrinal. Il applique des techniques sophistiquées et raffinées. Il dispose maintenant d'une politique des ressources humaines. Ce qui lui manque maintenant, c'est un corpus bibliographique. Le plus grand service que ce corpus puisse rendre sera d'accumuler en permanence nos nouvelles idées et nos retours d'expériences". Le processus de réalisation des études est expliqué, les responsabilités des uns et des autres pesées, et même la mise au point d'une sorte de "démarche qualité" pour valider a postériori les travaux. Après l'étude du travail d'analyse et de synthèse, la difficile évaluation historique de l'action clandestine (de la guerre psychologique à l'action brutale des branches "Action", de la propagande à l'assassinat ciblé) donne l'occasion à François David de revenir sur plusieurs définitions délicates. Il multiplie les sources et les notes infrapaginales, y compris sur "les opérations anticommunistes en France et en italie". C'est désormais la guerre secrète comprise dans une interprétation très large, "des actions clandestines, de la manipulation et de l'intoxication de l'adversaire aux raids paramilitaires". C'est aussi l'un des paradoxe de la démocratie américaine : les actions les plus secrètes sont (théoriquement, ou initialement) encadrées par une série de protocoles administratifs et financiers gouvernementaux au plus haut niveau et (en principe) validées par les instances politiques. Le réalisme, ou une certaine forme de confiance dans les idéaux américains, prime : "Pendant longtemps, nous nous sommes principalement préoccupés de savoir si le monde nous aimait. C'est un non-sens. Nous devons inspirer le respect et la confiance chaque fois que possible et, sinon, provoquer la crainte. Dans le cas contraire, nous ne battrons jamais ces gens (les communistes) ... A moins d'aller chercher ces types sur leur terrain, nous ne vaincrons jamais". Désormais, la CIA doit pouvoir faire "tout ce que les forces armées ne veulent pas, ne savent pas ou ne peuvent pas officiellement faire". Les questions politiques, et en particulier de politique intérieure, sont au coeur des deux chapitres qui suivent (parfois un peu ardus mais passionnants), consacrés à la coordination interministérielle et au contrôle politique de la CIA et l'ouvrage se termine sur le récit et les enseignements de deux opérations emblématiques de l'époque : le coup d'Etat contre Soekarno en Indonésie et l'affaire de la baie des Cochons. François David en tire des conclusions parfois peu élogieuses ou favorables aux services américains en terme d'efficacité, mais pointe aussi les responsabilités de ceux, politiques, qui sont au pouvoir au même moment et souligne les contradictions entre idéaux politiques et moraux officiellement affichés et procédés pragmatiquement mis en oeuvre (mais sans parfois s'en donner réellement les moyens...).
Par la densité de sa documentation et la capacité de l'auteur à évoquer des questions de fond à partir de cas concrets, un volume absolument indispensable pour quiconque s'intéresse non seulement à l'histoire de la CIA, mais aussi aux principes même d'organisation et de fonctionnement des services secrets au plan large.
Nouveau Monde éditions, Paris, 2016, 462 pages, 24,- euros.
ISBN : 978-2-36942-400-0.