Confession
Michel Bakounine
Il existe en histoire politique des textes auxquels il est fréquemment fait référence et que bien peu de personnes pourtant peuvent se flatter d'avoir lu. La Confession de Bakounine appartient à cette catégorie.
Présenté et annoté par Jean-Christophe Angaut, maître de conférences en philosophie à l'ENS de Lyon et spécialiste de Bakounine, ce texte a été rédigé par le révolutionnaire russe lorsqu'il était en prison en 1851. Il est donc antérieur à la naissance du mouvement anarchiste, et a été, on s'en doute, systématiquement au mieux passé sous silence, au pire critiqué et manipulé, sous le régime tsariste et surtout par son successeur bolchevique. En fait, Bakounine y raconte (confesse, au sens propre du terme) au tsar sa participation aux événements révolutionnaires européens de l'année 1848. Il commence par raconter sa jeunesse d'élève-offier russe, sa démission, son parcours universitaire cahotique en Allemagne puis en Suisse : "J'ai suivi avec une attention soutenue le mouvement socialiste, plus spécialement communiste, car je le considérais comme un résultat naturel, nécessaire et inévitable de l'évolution économique et politique de l'Europe occidentale". Il séjourne ensuite à Bruxelles, puis rejoint Paris, toujours dans la mouvance socialiste radicale, où il apprend qu'il est condamné et déchu de ses titres de noblesse en Russie. Il entre ainsi, au fil de ses déplacements, en contact plus ou moins régulier avec tout ce que l'Europe compte de "révolutionnaires" en puissance et d'exilés politiques, russes, polonais, allemands, etc.
Après cette longue introduction, Bakounine entre dans le vif du sujet : sa relation de la (les) révolution(s) de 1848, sa participation aux événements, sa perception de l'atmosphère politique et des sentiments du public, les répressions ensuite et à nouveau l'exil. Le coeur du livre est donc centré sur l'année 1848 et il est à cet égard très intéressant : "Enfin, la révolution de février (1848) éclata" ! Il s'agit bien sûr d'une défense de Bakounine par lui-même, mais le personnage apparaît sous un jour nouveau ("Résidant plutôt dans mon imagination que dans mon coeur, mon fanatisme politique avait aussi ses bornes bien définies, et jamais ni Brutus, ni Ravaillac, ni Alibaud n'ont été mes héros"). On y assiste à un "printemps des peuples" européens (en particulier en Allemagne, dans l'empire des Habsbourg et en Pologne occupée), à l'émergence du débat entre "peuple" et "nation" entre militants progressistes et on lit les descriptions de la société russe du temps, dans tous ses défauts, qu'il espère pouvoir contribuer à renverser tout en s'interrogeant sur l'avenir de son pays. Il évoque les pistes explorées, parfois les plus utopiques au regard de son manque absolu de moyens matériels (révolte militaire, insurrection paysanne, etc. !) tout en continuant à échanger et correspondre avec des Polonais, des tchèques, des Allemands, mais "le manque d'argent me clouait à Berlin". D'exil en errance, un projet en Bohême ("J'aspirais à une révolution absolue, radicale ... Je voulais transformer toute la Bohême en un camp révolutionnaire") ne connait pas davantage de début de réalisation ("Il fut ignoré de tout le monde ou bien seulement connu par fragments inoffensifs ; il n'avait d'existence que dans ma coupable imagination") qu'un ultime "rêve révolutionnaire" en Saxe . Au final, un jeune homme emporté par la fougue vers une illusion, très souvent seul, désargenté, mais qui caresse un rêve et tente (maladroitement mais jusqu'au bout de ses capacités matérielles et physiques) de le concrétiser.
Sans entrer dans le débat sur "l'opportunisme", la "sincérité", ou les objectifs réels visés par Bakounine à travers cette Confession au tsar, ni dans la portée politique qu'il faut lui donner, voici l'heureuse réédition d'un texte important pour comprendre l'environnement culturel, social et politique de ces révolutions de 1848, qui éclatent à travers toute l'Europe, fragilisent l'édifice du Congrès de Vienne et annoncent les évènements de la fin du XIXe siècle.
Le Passager clandestin, Paris, 2013, 211 pages, 9 euros.
ISBN : 978-2-916952-84-0