Soldats
Combattre, tuer, mourir :
procès-verbaux de récits de soldats allemands
Sönke Neitzel et Harald Welzer
La belle collection classique de la NRF nous propose aujourd'hui un volume tout à fait atypique. A l'aide des retranscriptions effectuées pendant la guerre elle-même par les Britanniques et par les Américains à partir de dizaines de milliers d'écoutes clandestines de prisonniers allemands de tous grades, les deux auteurs (un historien et un sociologue) tentent de cerner la notion de violence dans le vécu des soldats, leur degré d'adhésion au national-socialisme : "La normalité du brutal ne démontre qu'une seule chose : la mise à mort et la violence extrême font partie du quotidien des narrateurs et de leurs auditeurs, elles n'ont justement rien d'extraordinaire. Ils en discutent pendant des heures, mais parlent aussi, par exemple, des avions, des bombes, des radars, des villes, des paysages et des femmes".
Dans un long premier chapitre, ils fixent les bornes de leur étude. A partir de leur constat initial, ils soulignent la complexité et à la diversité, paradoxalement, des situations individuelles : "La plupart ne s'intéressent guère à l'idéologie, à la politique, à l'ordonnancement du monde ni aux autres choses du même ordre : s'ils font la guerre, ce n'est pas par conviction, mais parce qu'ils sont soldats". Les auteurs prennent enfin soin de poser le cadre de leur étude, de rappeler l'importance de la chronologie, la différence entre les perceptions immédiates et les restitutions ultérieures, le rôle des "modèles", l'importance de la camaraderie dans le danger partagé, la place des stéréotypes, etc. C'est dire si leur travail tient autant de l'approche historienne que d'une quasi "anthropologie" du soldat.
L'ouvrage est ensuite construit autour de deux chapitres très dissemblables. Le bref chapitre 2, "Le monde des soldats", a pour vocation de présenter le cadre de référence des guerres conduites par le IIIe Reich (rappelons quand même qu'Hitler n'a pas créé la croix de fer ke 1er septembre 1939, p. 95). Assez descriptif, il n'apporte pas grand chose à l'ensemble. Le très long chapitre 3 (pp. 102-468), par contre, liste sous le titre générique "Combattre, tuer et mourir" toute une série de thèmes, de "Abattre en vol" à "Crimes", en passant par "Camps", "Sexe", "Führer", Valeurs", etc. Ceux-ci sont analysés à partir de synthèses des archives consultées par les deux auteurs, et illustrés par de larges extraits de conversations (ici un sous-marinier, là un capitaine de la SS, ailleurs un sous-officier d'infanterie, un pilote d'avion, un général en première ligne, etc.). Certains récits font froid dans le dos, d'autres étonnent par le détachement apparent de ceux qui s'expriment : toutes les facettes de sensibilités et des subtilités de l'âme humaine est ici représentée. La conclusion, sous le titre général "A quel point la guerre de la Wehrmacht était-elle nationale-socialiste ?", reprend point par point un certain nombre d'items ("la définition de l'adversaire", "vengeance", "prisonniers", "idéologie", "violence", etc.) et souligne une nouvelle fois la diversité des cas et des situations, mais se termine un peu en queue de poisson : "La confiance qu'ont les temps modernes dans la distance qu'ils auraient prise par rapport à la violence est illusoire. Les gens tuent pour les raisons les plus diverses. Les soldats tuent parce que c'est leur mission"... C'est un peu court. Par ailleurs, les références finales aux conflits récents (Vietnam, Irak, Afghanistan, etc.) sont parfois "capillo-tractées" et l'on peut douter de la pertinence de certaines comparaisons. Il y a fort à parier que depuis que notre ancêtre à tous s'est redressé sur ses pattes de derrière, les coups de gourdin sur celui qui occupe la caverne d'à côté n'ont pas tous été justifiés, mais ils ont bien été donnés ; et il n' y a sans doute pas plus de raisons d'en chercher la cause dans la Seconde guerre mondiale que dans la guerre de Sept Ans.
On retiendra donc d'abord ce qui fait la vraie richesse de l'ouvrage, tout le coeur du livre qui multiplie les citations directes et apporte ainsi une multitude d'informations précises sur tel ou tel front, tel ou tel combat, telle ou telle spécialité ou arme d'appartenance. Ce véritable caléidoscope de la perception par des soldats de leur propre guerre donne au volume, qui se termine par plus d'une centaine de pages d'annexes, notes, index et références qui en garantissent le sérieux, un caractère étonnant. Un ouvrage particulièrement utile, à partir duquel les chercheurs procéderont eux-mêmes à leur propre analyse des témoignages fournis.
NRF Essais, Gallimard, Paris, 2013 619 pages. 28,90 euros.
ISBN : 978-2-07-013590-5.