1914-1919
Ceux qui protestaient
Galit Haddad
Je sais trop, comme auteur, ce que représente d'efforts et de travail la patiente rédaction d'un ouvrage, et j'ai trop le respect du livre pour me laisser aller à un anodin commentaire rapide. Mais, voilà un ouvrage qu'il est bien difficile de chroniquer car, si les faits (reconnus comme marginaux par l'auteur) évoqués sont bien réels et toujours référencés, leur interprétation laisse perplexe.
En effet, Galit Haddad livre ici une étude "qui s'affranchit de la politique et de l'idéologie en questionnant la protestation en tant que phénomène culturel" (Ouf ! Pourquoi semble-t-il indispensable de s'exprimer en faisant en sorte que le vulgus ne puisse pas comprendre ?). Membre du Conseil scientifique de l'Historial de la Grande Guerre, elle ne cache pas son appartenance à "l'école de Péronne" dans le débat franco-français sur la "contrainte" et le "consentement". Sa bibliographie en témoigne, comme de nombreuses notes infrapaginales et la préface de Stéphane Audoin-Rouzeau qui parle d'un "livre limpide et subtil" et cite des "découvertes d'importance" : la protestation des soldats est "bien moins idéologique que celle qui s'est progressivement déployée sur le 'front intérieur'" et "quand la victoire se dessine ... les soldats français font taire toute critique". Des découvertes majeures, on vous le dit. Ainsi, on peut difficilement parler de "lutte idéologique" sur le front ("Il peut y avoir une protestation factuelle sans doctrine aucune : pour les combattants, bien souvent, ce sont les conditions matérielles de vie dans les tranchées qui poussèrent à protester") d'une part ; et des soldats vainqueurs (les Français comme les autres d'ailleurs) supportent mieux les privations et les souffrances qu'ils ne le feraient dans la défaite d'autre part. Une vraie nouveauté : que pensaient donc les légionnaires romains de Marius survivants de la bataille d'Arausio le 6 octobre 105 av. J.C. au soir, après avoir été battus par les Teutons ? Etaient-ils enthousiastes ?...
Il suffit d'avoir vécu dans le monde réel des engagements récents, pourtant infiniment moins durs mais tout simplement "délicats", pour savoir que, dans l'épreuve, le moral d'une troupe -quelle qu'elle soit- est toujours fragile et que des "décompressions" ponctuelles se manifestent sous des formes aussi inévitables qu'indispensables. Quant au poids social de l'environnement familial, national et médiatique sur les soldats français (et les autres) d'hier, voire d'avant-hier, et d'aujourd'hui, qui pourrait le nier ? Il fallait donc bien 390 pages pour aboutir à cette "découverte" que, dans le cadre du gigantesque maelström de la Grande Guerre, "il s'agit bien de protestation combattante et non de pacifisme combattant ; son motif n'a jamais été ni idéologique ni politique, même si, ici et là, il est évidemment permis de relever certains points communs entre les deux". Parmi les millions de conscrits, statistiquement représentatifs de la France de ce temps, certains pouvaient légitimement être plus ou moins sensibles aux thèses socialisantes, voire pacifistes. Il apparaît même que les instituteurs auraient été en proportion plus nombreux à "protester" que les paysans ; mais que dans la quasi-totalité des cas ils ont "fait leur devoir", ... comme leurs camarades qui, eux aussi, ont pu "protester" contre des conditions de (sur)vie que l'homme de 2012 ne supporterait sans doute plus aussi longtemps. Bref, des vraies "découvertes" : plus la guerre est dure et longue, moins elle est populaire ; le moral est aussi fonction des résultats obtenus ; on peut se dépasser si l'on a le sentiment d'être reconnu et soutenu ; etc.
Ce mouvement "d'humeur raisonnée" exprimé (je n'ai jamais considéré la sculpture de fumée comme un art majeur), soulignons que ce livre apporte de nombreuses informations factuelles intéressantes, même si l'étude est conduite "à la marge" de la Grande Guerre (aucun cas signalé en août 1914, 3 à l'automne, plusieurs milliers à la fin du printemps 1917, amélioration sensible à partir de juillet 1918). Chapitre par chapitre, le corps de l'ouvrage se développe chronologiquement : "1914-1915 : le socle du pafisme du 'front intérieur'" (pp. 31-102), "1916 : le temps des grandes batailles" (pp. 103-173), "Face à la crise militaire et sociale, 1917" (pp. 175-262), "Au souffle de la défaite ? (mars-juillet 1918)" (pp. 263-330), "Au souffle de la victoire (18 juillet-armistice 1918)" (pp. 331-368). Au fil des pages, alternent les paragraphes consacrés aux évolutions de l'Intérieur et aux correspondances issues des armées, que Galit Haddad distingue avec soin, tout en notant les porosités qui existent entre ces deux mondes si différents. Les exemples donnés sont précis et utiles (sous réserve de ne jamais perdre de vue leur caractère représentatif : on ne peut pas définir une règle à partir de rares cas isolés). Un ultime chapitre ("Epilogue. La sortie de guerre : démobilisation et protestation après l'armistice") se limite toujours à la situation des soldats dans l'hexagone, avant qu'une conclusion ne résume en quelques lignes chaque partie antérieure et ne fasse le lien avec le pacifisme de l'entre-deux-guerres. Je m'attendais à ce que la situation des poilus d'Orient ou des marins de la mer Noire, maintenus plus longtemps sous les drapeaux, soit légitimement évoquée, mais l'ouvrage ne s'intéresse qu'au front du Nord-est.
Pour ceux, de plus en plus nombreux, qui considèrent que la guerre picrocholine franco-française entre "Nordistes" et "Sudistes" sur les interprétations culturelles de la Première Guerre mondiale est devenue un facteur de "glaciation intellectuelle" à la veille du centenaire, ce livre peut être considéré comme emblématique : indispensable pour une thématique très particulière, mais inutile pour comprendre la guerre elle-même ; excellent comme étude à caractère moral, psychologique ou sociologique d'une frange limitée des combattants pris individuellement, mais à peine moyen pour une réflexion sur la collectivité par méconnaissance du "fonctionnement interne" réel des groupes militaires. Je le disais en introduction : bien difficile à chroniquer..., mais intéressant et à lire, par tous ceux qui souhaitent avoir l'approche la plus large et la meilleure compréhension possible du monde combattant dans sa diversité et sa complexité.
R. PORTE