Le haut-commandement français
sur le front occidental
1914-1918
Claude Franc
Claude Franc s'est lancé ici dans une étude qui n'est pas "à la mode", mais qui est absolument indispensable pour quiconque souhaite comprendre les décisions militaires prises entre 1914-1918. Après avoir brossé en introduction le tableau des évolutions du haut-commandement français dans les années qui précèdent la Grande Guerre, l'auteur aborde son sujet de façon chrono-thématique (et pédagogique), de "La crise de juillet 1914" à "La gloire de la victoire" à l'automne 1918. Les différents chapitres permettent ainsi d'aborder dans leur contexte les différentes problématiques : "L'entrée en campagne", "Joffre en 1914, un chef en réaction : de la défaite à la victoire", "Le GQG de Chantilly. Joffre entre le jeu politico-militaire et la planification des opérations en 1915", "L'adaptation aux nouvelles formes de la guerre", "La lente détérioration des relations politico-militaires", "La première crise de commandement. Joffre évincé", "1917. L'ère des flottements. Nivelle de l'illusion au désavoeu", "Pétain commandant en chef. La remise en ordre de l'armée française", "L'opposition entre une vision nationale du commandement et une stratégie interalliée". En conclusion, Claude Franc s'interroge : "1918. Une victoire à la Pyrrhus ?". Plus de 40 pages d'annexes, 13 pages de bibliographie raisonnée et un copieux index des noms de personnes complètent ce volume.
S'appuyant sur une documentation solide (comme les 105 volumes des Armées Françaises des la Grande Guerre, AFGG, souvent cités mais rarement lus dans leur ensemble), l'ouvrage -qui traite presque exclusivement du front occidental- fait donc un point très complet de toutes les problématiques et de tous les débats qui surgissent entre août 1914 et novembre 1918. Pas de polémique, pas de sentences définitives ici, mais de très nombreuses citations qui émaillent le texte courant, tirées des archives officielles aussi bien que des souvenirs des acteurs, ce qui permet de remettre certains éléments dans leur contexte et de préciser le rôle et/ou l'influence des généraux "de deuxième rang", adjoints du GQG et commandants d'armée qui entourent les commandants en chef successifs. Au fil du livre, Claude Franc tente de comprendre par exemple les raisons du limogeage de Lanzerac à la veille de la bataille de la Marne, l'origine et les objectifs des décisions interalliées de Chantilly en décembre 1915, rappelle les commentaires souvent élogieux qui accompagnent les deux premiers mois de commandement de Nivelle au début de l'année 1917, ou revient sur les discordes entre Foch et Pétain au printemps 1918. Notons enfin que le livre est ponctué de nombreuses cartes au trait noir, extrêmement précises, issues du cours professé par le colonel Duffour à l'Ecole supérieure de Guerre dans les années 1920.
Au bilan, un volume d'environ 450 pages qui constitue d'évidence une solide approche de l'organisation du haut-commandement français durant la Première Guerre mondiale. Pas de polémiques, mais des faits, des références, des éléments de réflexion et quelques questions en suspens.
Claude Franc a bien voulu nous apporter quelques précisions :
Question : Pourquoi un livre sur le haut-commandement ? Qu'avez-vous voulu montrer ?
Réponse : Cet ouvrage répond à un vide, car il n'existe aucune synthèse sur le haut-commandement, si l'on excepte l'étude de Bugnet, Rue Saint-Dominique et GQG, ou les trois dictatures de la guerre, publié en 1937 chez Plon, mais centré uniquement sur les relations politico-militaires d'une part ; et les Souvenirs, partiaux par nature, des différents intervenants ou observateurs d'autre part. C'est le type d'ouvrage que j'aurais apprécié d'avoir entre les mains lorsque je participais à des études sur le commandement opérationnel à l'Ecole de Guerre. Ma démarche, intuitive initialement, mais corroborée par mes recherches, est que la France a eu la grande chance de disposer au cours de la guerre d'un commandement formé de généraux dont le caractère était en général adapté à la situation du moment : seul un chef de la trempe de Joffre était en mesure de reprendre rapidement la situation en mains après l'échec de la bataille des Frontières ; nul autre que Pétain n'aurait mieux joué le rôle de "médecin de l'armée" pour juguler la crise morale de 1917 ou de réorganisateur de l'armée pour l'adapter aux conditions de 1918 ; personne d'autre que Foch n'avait la hauteur de vues stratégique et les qualités relationnelles pour conduire les armées alliées à la victoire.
Question : Au terme de votre étude, que pensez-vous des relations entretenues entre eux par les principaux chefs des armées françaises dans la Grande Guerre ?
Réponse : Ces relations ont été très diverses, parfois critiques mais souvent confiantes. L'exercice du commandement a peu à souffrir des incidences des relations personnelles, sauf sous Nivelle. Si Joffre se fait obéir grosso modo sans restriction, cela n'a nullement été le cas de Nivelle qui s'est trouvé en permanence confronté à la sourde opposition de Pétain, qui n'hésitait pas à mettre en cause son autorité auprès de Painlevé notamment, dont il se savait écouté. Foch, quant à lui, a toujours fait preuve de la plus absolue discipline intellectuelle vis-à-vis de Joffre, notamment lors de la Somme, alors qu'intimement il ne partageait pas du tout les conceptions du commandant en chef. Castelnau, en dépit de son ancienneté, s'est toujours montré discipliné et, même si ses relations directes avec Foch étaient exécrables, rien dans leur comportement public ne le laissait supposer. Les tandems "commandants en chef / majors généraux" ou "commandants d'armée / chefs d'état-major" ont toujours très bien fonctionné. En 1918, Pétain, pour sa part, a plus subi l'autorité de Foch qu'il ne l'a acceptée. L'une des conséquences funestes en sera la création dans l'après-guerre de deux "écuries" concurrentes, les "maisons" Foch et Pétain, illustrées en particulier par Weygand et Debeney.
Bien sûr, il existait de sourdes et tenaces jalousies, Fayolle et Pétain, Castelnau et Gérard, ou Guillaumat et Fayolle, mais les généraux ne sont que des hommes ! Quand à Mangin, en grossissant un peu le trait, il n'a jamais pu "obéir" à personne ! Lanrezac, pour finir, a sûrement dû sa rapide éviction à la force de son caractère et à ses difficultés relationnelles.
Question : On a parfois parlé de "dictature du GQG" sous le commandement de Joffre. Finalement, quelle place pour le pouvoir politique dans le processus de prise de décision militaire ?
Réponse : Le terme de "dictature" revient sous de nombreuses plumes, mais il paraît pour le moins excessif. Joffre, qui connaissait parfaitement les rouages des institutions politiques françaises pour les avoir fréquentées de l'intérieur durant trois années consécutives avant la guerre, voulait avant tout préserver son autonomie pour exercer en plénitude toute l'étendue de ses responsabilités et de ses attributions. Jamais, on ne peut l'accuser d'avoir pris une quelconque initiative qui puisse être qualifiée de déviante ou de factieuse vis-à-vis des institutions, dont il s'est toujours montré respectueux.
En 1917, "l'année trouble" pour reprendre l'expression de Poincaré, a contrario, on ne peut que constater de graves empiètements du pouvoir politique sur l'exercice du commandement dont le Conseil de guerre du 6 avril en est la plus vivante illustration. Un certain équilibre semble avoir été atteint et réalisé par Clemenceau qui, tout en tenant d'une main très ferme son ministère, n'en empiétait généralement pas pour autant sur les attributions directes du commandement, même s'il les contrôlait de très près. Mais Clemenceau avait une lecture des textes constitutionnels de 1875 qui n'était pas partagée par l'ensemble du personnel politique, notamment sous l'angle des rapports entre l'Exécutif et le Législatif. Mais ceci est une autre histoire.
Question : Entre l'été 1917 et l'autome 1918, Pétain est-il selon vous plutôt "offensif" ou plutôt prudent et "défensif" ? Plus largement, avez-vous noté un changement dans son style et dans les ordres qu'il donne comme commandant de corps d'armée et d'armée, puis comme commandant en chef ?
Réponse : Conscient du rapport de forces défavorable de l'Entente vis-à-vis des Puissances centrales suite à la défection russe, il est assez clair que Pétain se soit montré prudent et partisan d'une stratégie expectative sur le front occidental, dans l'attente du rétablissement d'un rapport de force favorable par l'entrée en ligne des effectifs américains. A cet égard, ses frictions avec Foch sont flagrantes. Il ne fait guère de doute que son analyse de la situation lors de l'offensive allemande de mai 1918 ait été entachée d'un grave excès de pessimisme.
Il est évident que son style de commandement évolue au fur et à mesure qu'il monte dans la hiérarchie et change de niveau. Comme commandant de CA et d'armée, ses ordres relèvent du niveau tactique et répondent donc à l'obtention d'un effet précis localement sur l'ennemi qui lui a été désigné. Comme commandant en chef, à une époque où la guerre a pris toute sa dimension industrielle, il atteint le niveau opératif, voire stratégique. Le fond et le style de ses ordres et directives s'en ressent : son souci relève beaucoup plus du domaine organique. Par la force des choses, il délaisse le niveau tactique, dont la conception est déléguée aux commandants des Groupes d'armées. Cette tendance s'était déjà faite jour à Verdun, où il commandait en chef l'organique, déléguant la conduite des opérations tactiques à ses commandants de "Groupements", les commandants de corps d'armée en l'occurrence. A ce titre, il est indéniable que Pétain préfigure dans une certaine mesure le mode d'exercice du commandement des futurs chefs "managers" de la Seconde guerre mondiale que seront Marshall, Eisenhower ou Allenbrooke.
Merci Claude Franc pour ces longues réponses. A nos lecteurs de se faire un avis.