Paul Doumer, d'Aurillac à l'Elysée (1857-1932)
Amaury Lorin
Ce volumineux ouvrage correspond à la thèse d'histoire soutenue en novembre 2011 par l'auteur et primée par le Sénat l'an dernier. Il retrace l'ensemble de la vie, et donc de la carrière, de l'un des principaux dirigeants de la Troisième République, que le président de la haute assemblée résume dans sa préface : "Très tôt député (député de l'Aisne en 1888 à 31 ans), Paul Doumer parcourra -et au-delà- le cursus des honneurs de la république parlementaire : député, ministre des Finances (à trois reprises dont la première fois à 38 ans), président de la Chambre des députés (1905-1906), sénateur (1912-1931), rapporteur général du budget puis président de la commissions des Finances, président du Sénat (1927-1931), enfin président de la République". Sans oublier qu'il fut auparavant gouverneur général de l'Indochine (1897-1902), mais aussi homme d'affaires et adjoint civil du général Gallieni à l'automne 1914.
De cet imposant travail qui puise à des dizaines de sources d'archives différentes, et donc d'une grande richesse, nous retiendrons quelques points forts. Le premier nous semble être la confirmation de l'extraordinaire rôle "d'ascenseur social" de l'école, permettant au fils d'une très modeste famille de province d'accéder, après avoir été apprenti, au lycée puis à l'université. Le second serait le parcours politique de cet homme, commencé à gauche, voire à l'extrême-gauche de l'époque, avant de glisser progressivement vers le centre au début du XXe siècle, puis la droite après la Grande Guerre. Au sommaire également, beaucoup d'éléments sur la création d'un ministère des Colonies puis l'organisation administrative et économique de l'Indochine, sur la création de l'impôt sur le revenu, sur la place de la franc-maçonnerie pour le haut personnel politique de la République et sur de nombreuses questions qui intéressent l'histoire militaire : "l'affaire des fiches" du ministère André, le réarmement et la loi des trois ans, son rôle aux côtés de Gallieni à partir de septembre 1914 mais aussi son irréductible opposition au général Joffre. Et après la Première Guerre mondiale, nous retrouvons les mêmes thèmes généraux dans un contexte différent : la reconstruction du département de l'Aisne après 1918, les questions financières et budgétaires, les sujets coloniaux et les problèmes militaires. Après son assassinat le 6 mai 1932 par un déséquilibré russe d'extrême-droite, "la mémoire du président assassiné rejoint celle de ses quatre fils morts pour la France" pendant la Grande Guerre.
Très largement référencé, étoffé de nombreux documents annexes, cette biographie de référence ne supporte sans doute qu'une critique : l'attachement manifeste de l'auteur pour son sujet, ce qui le conduit parfois à manquer de recul dans l'approbation et à ne pas remettre en cause les décisions, gestes et choix de Doumer. Ceci étant, ce livre est une véritable "mine" d'informations sur la vie politique de la IIIe République, comble réellement un déficit dans l'historiographie existante et aborde très souvent par ce prisme des thèmes directement liés à l'histoire militaire de la France. Un ouvrage indispensable.
Editions Dalloz, Paris, 2013, 601 pages, 64 euros.
ISBN : 978-2-247-12604-0.
Amaury Lorin a bien voulu répondre à quelques questions pour nos lecteurs :
Question : Le titre de votre ouvrage est en lui-même tout un programme : Une ascension en République… Si elle est effectivement exceptionnelle, témoigne-t-elle d’une réalité plus large de renouvellement des élites à l’époque, et peut-être aujourd’hui disparue ?
Réponse : À travers le cas jusqu’alors méconnu de Paul Doumer, ce sont en effet les voies et les moyens de la promotion sociale sous la IIIe République que je me suis efforcé d’explorer dans mon ouvrage. Le cas de Doumer, fils de cheminot tenu de travailler à l’âge de douze ans comme apprenti-graveur, illustre l’ambition des pères fondateurs de la République, selon lesquels l’éducation oriente les sociétés vers le progrès et constitue, grâce au diplôme, le plus sûr moyen d’ascension sociale, posant le mérite individuel en garant de la réussite. En cela, le parcours de Doumer est bien représentatif des « couches nouvelles » émergentes, dont Gambetta annonce l’avènement politique dès 1872. Ensuite, d’autres vecteurs (notamment la franc-maçonnerie, les entourages et les réseaux d’influence) sont intervenus pour franchir les étapes suivantes, avec deux césures fortes dans son cas : son quinquennat comme gouverneur général de l’Indochine (1897-1902), tremplin dans sa carrière ; puis son implication tout à la fois personnelle et politique dans la Grande Guerre (1914-1918). L’itinéraire de Paul Doumer apparaît ainsi à la fois représentatif de certains aspects structurels de la IIIe République, en écho à l’œuvre historiographique de Serge Berstein sur le modèle républicain, et à maints égards singulier.
Question : Finalement, en dehors de son appartenance à tel ou tel groupe parlementaire, quels ont été les idéaux politiques de Paul Doumer et est-il parvenu, au moins partiellement, à les faire progresser lorsqu’il était aux responsabilités ?
Réponse : Paul Doumer, radical ayant évolué vers le centre-droit avant de revenir vers le radicalisme pour se faire élire président du Sénat (1927-1931), a révélé une extraordinaire aptitude à tirer parti des circonstances changeantes de la conjoncture nationale. Son opportunisme assumé contraste toutefois avec la constance des idées qu’il a invariablement défendues pendant près d’un demi-siècle (1887-1932), tant en matière fiscale, coloniale, que militaire, pour n’en retenir que trois. D’abord, sa tentative, vaine, d’instituer l’impôt sur le revenu en sa qualité de ministre des Finances a entraîné la chute en avril 1896 du gouvernement Bourgeois, renversé par le Sénat. S’il a fallu attendre les circonstances de l’été 1914 pour que cette mesure soit introduite par Caillaux, tout le travail préparatoire de Doumer a été essentiel sur ce dossier essentiel du régime. Ensuite, ses efforts en vue de la création d’un ministère des Colonies (1894) ont scellé chez lui un inébranlable credo colonial, qu’il n’a jamais remis en cause. L’Exposition coloniale internationale de 1931, année de son élection à la présidence de la République, en constituera le point d’orgue. Enfin, partisan d’une armée forte, Doumer jouera notamment un rôle décisif comme rapporteur de la loi militaire « de trois ans », dont il a fait accélérer le vote le 5 août 1913 par le Sénat.
Question : Que pouvez-vous nous dire de la qualité de ses relations avec Gallieni à partir de septembre 1914 ?
Réponse : Doumer, alors sénateur de Corse, se met spontanément à la disposition du général Gallieni, gouverneur militaire de Paris, auquel il écrit le 4 septembre 1914 : « Je sais commander, je saurai obéir ». Il se propose de le décharger de tous les problèmes d’intendance, bref, de tout ce qui ne concerne pas le commandement militaire. Pendant cent jours décisifs, qui voient notamment le fameux épisode de la bataille et des taxis de la Marne, Doumer gère ainsi les affaires civiles aux côtés de Gallieni. Tant et si bien que ces deux derniers sont même accusés, à ce moment précis, de vouloir fomenter un coup d’État, rien de moins, alors que le gouvernement et les Chambres ont fui à Bordeaux. Doumer et Gallieni, c’est la rencontre de deux grandes énergies. Gallieni admire les vertus républicaines de Doumer, dont il note qu’il a « une envergure d’homme d’État ». Le souvenir de 1870 hante les deux hommes, qui partagent d’autres convergences : même allégeance au groupe des modérés de Waldeck-Rousseau ; même hostilité à la politique d’Émile Combes et du général André ; même passé colonial. Doumer a pour Gallieni une profonde admiration. De son côté, Gallieni écrit de Doumer : "Avec lui, tout se fait vite, bien et sans bruit. D’ici quelques temps ou après la guerre, on parlera certainement de lui"…
Question : Quels arguments objectifs Doumer développe-t-il pour s’opposer à Joffre dans les mois qui suivent ?
Réponse : La relation entre Doumer et Joffre a, en revanche, été exécrable. L’exercice du droit d’investigation des commissions parlementaires, dont le principe a été accepté par le gouvernement, sur les territoires soumis à l’autorité militaire a, notamment, vivement opposé les deux hommes. Joffre s’est ainsi plaint avec véhémence auprès de Millerand, ministre de la Guerre, des initiatives de Doumer au cours de l’hiver 1914-1915, considérées par lui comme de véritables empiètements sur son autorité. Espérant, en décembre 1914, être ministre de la Guerre et pouvoir alors remplacer Joffre, contre lequel il est plein de mauvaises intentions, par Gallieni, dont il est grand partisan, Doumer sera toutefois déçu : dès la rentrée du gouvernement à Paris, le cabinet civil du gouverneur militaire de Paris disparaît... En mars 1915, Doumer n’en continue pas moins de mener une vigoureuse campagne contre le général Joffre, auquel il reproche d’user, par sa méthode, les troupes sans profit sérieux, nécessitant l’appel à de tous jeunes gens. Car Doumer est directement informé des difficultés croissantes du front par ses cinq fils combattants. Ainsi exulte-t-il quand Joffre est relevé de son commandement le 27 décembre 1916 : "Je m’honore d’avoir personnellement tout fait pour obtenir cette mesure indispensable".
Question : Le drame du 6 mai 1932 était-il évitable ?
Réponse : Doumer se savait menacé. Plusieurs menaces de mort lui avaient en effet été adressées. Il ne cessait de répéter : « Après tout, à mon âge, ce serait une belle fin que de mourir assassiné ». Une accumulation d’indices, notamment une lettre reçue quelques jours plus tôt au commissariat de police du VIIIe arrondissement de Paris du colonel russe Fedossenko, annonçant la préparation d’un attentat contre le président de la République française, ne laissait rien présager de bon. Malgré les risques, Doumer a tenu à inaugurer personnellement le salon des écrivains combattants le 6 mai 1932 à Paris. Une première polémique a concerné les circonstances dans lesquelles les premiers soins furent administrés au président : un exemple d’erreurs médicales à éviter en traumatologie d’urgence. Raté par l’assassin, on dit que le président fut achevé à coups de gaffes… Une seconde polémique a accusé le service de sécurité du président de manquements. Aucune précaution particulière ne fut en effet prise le 6 mai 1932, ce qui est surprenant dans un tel contexte. D’ailleurs, parmi les conséquences immédiates du drame, le décret du 21 mai 1932 rattachera le service de Sûreté de la présidence de la République à la préfecture de police de Paris, pourvue des moyens matériels les plus immédiats et les plus puissants.
Question : Paul Doumer a perdu quatre de ses cinq fils des suites de la Grande Guerre. Ce drame familial a-t-il exercé une influence sur son parcours politique ?
Réponse : La Grande Guerre n’a pas surpris Doumer. Dans toute la mesure de ses moyens, en particulier parlementaires, il en a réclamé l’active préparation. Le rôle politique de tout premier ordre qu’il a joué au cours de la Grande Guerre a pris un relief singulier avec la perte de quatre de ses cinq fils combattants (1914-1923). Dès lors, les deux dimensions, publique et privée, de son implication apparaissent inextricables. La douleur du père endeuillé, le sacrifice de ses fils ont nourri l’action de l’homme politique, jusqu’à expliquer en partie son élection à la présidence de la République le 13 mai 1931 contre Aristide Briand. Durement accusé, après guerre, d’avoir aimé davantage la France que ses enfants, Doumer, tirant une fierté patriotique de la mort au front de ses fils, déclare préférer ces derniers « morts pour l’honneur » que « vivant dans le déshonneur ». Doumer a changé de stature avec la Grande Guerre. Il en est devenu un témoin moral de premier plan, notamment vis-à-vis des anciens combattants, et a bénéficié d’un surcroît d’autorité morale et d’un capital de sympathie rehaussés par la perte de ses quatre fils à la guerre, « grâce funèbre » considérée comme son « fonds de commerce » par ses adversaires politiques, faisant de lui un symbole patriotique vivant. Il a, dès lors, joui d’une surface politique considérable : un atout maître dans la poursuite de sa carrière nationale.
Merci pour ces précieux compléments d'information et plein succès pour votre livre.