André Bach
Avec le brio et la précision qu'on lui connait, le général (2S) André Bach nous livre aujourd'hui une nouvelle étude : comme pour ses précédents ouvrages (de référence), il s'agit pour l'historien d'un plaisir rare de lecture et de découverte.
En nous livrant cette étude extrêmement détaillée de la question de la justice militaire en 1915 et 1916, l'auteur nous entraine, à la fois chronologiquement et thématiquement dans les arcanes d'une justice qui a été d'exception, avant de devenir provisoirement une règle puis progressivement assoupli avant de disparaître. Parallèlement, presque, aux tensions proprement militaires sur le front, "la hantise de la discipline" pousse d'abord les autorités à (sur)réagir par la seule répression, la plus stricte. Mais la France reste un Etat de droit, et les généraux ne sont pas nécessairement assoifés de sang : pour les soldats présentés devant les conseils de guerre, des "défenseurs dignes de ce nom" sont progressivement nommés et les voies de recours précisées, voire élargies. Les errements et les excès initiaux, la "guérilla" parlementaire contre le GQG, les incompréhensions entre autorités militaires et monde politique (rapports différents au court terme et au moyen terme en particulier), certains aller-retour de condamnés entre le front, l'arrière et même l'outre-mer, les refus d'obéïssance du printemps 1916 à Verdun (qui à notre connaissance n'avaient jamais été étudiés avec un tel luxe de détails), quelques comparaison avec les situations vécues dans les armées britanniques sur la Somme, jusqu'à l'analyse des délais de procédure : tous les chapitres sont d'une extrême richesse. Finalement, "en cette fin 1916-début 1917, elle [la justice militaire] semblait s'être installée dans une certaine routine, avec un fonctionnement assez curieux : les juges condamnent àmort, mais, en même temps, ils font savoir qu'ils y sont obligés par les textes de loi et s'adressent presque systématiquement à la clémence du président de la République ... Une sorte d'équilibre, non codifié, s'est instauré dans la pratique au quotidien de l'administration de la justice par l'autorité militaire".
On apprécie tout particulièrement les nombreux tableaux chiffrés, précis (aussi précis que possible), réalisés par l'auteur à partir des archives exploitées, les nombreuses notes, la qualité des sources et de la bibliographie, l'index final très complet. Une belle, une splendide étude qui contribue indiscutablement à faire progresser la connaissance historique. Un ouvrage d'absolue référence sur le sujet.
Editions Vendémiaire, Paris, 2013, 597 pages, 26 euros.
ISBN : 978-2-36358-048-1.
Le général Bach a bien voulu répondre à nos questions :
Question : Vos travaux sont toujours exceptionnellement référencés. Pouvez-vous nous préciser comment vous travaillez et comment vous parvenez à faire le tour de sources aussi nombreuses et diverses ?
Réponse : Pour les sources nombreuses et diverses, se rappeler que mon premier ouvrage est sorti en 2003 et que celui-ci sort 10 ans après. Ensuite, dans mes recherches je ratisse large pour bien m’imprégner de l’environnement en rétroaction avec le sujet traité. Avec ce que j’ai en soute, je pourrais écrire de nombreux volumes sur les questions stratégico-politiques ou tactiques sans compter l’environnement social de cette guerre. De ce fait, je cueille parfois dans des domaines apparemment très éloignés de mon sujet des documents qui croisent ce que je trouve par ailleurs. Ensuite je recherche intensément les témoignages dans les fonds privés. Ils permettent de décrypter les distorsions ou les omissions fréquentes quand on se plonge dans la production de « la vérité officielle ». Il faut être optimiste. Ce type de « métarecherche », un peu utopique jusqu’à ces temps derniers, devient possible aujourd’hui, grâce à l’électronique. La mise sur la toile d’archives numérisées décuple les possibilités du chercheur. L’arrivée des JMO et maintenant du gigantesque travail fait par le Service Historique de l’Armée entre les deux guerres avec surtout ses volumes d’Annexes ouvrent à la recherche de vastes perspectives, sans passer par la contrainte de devenir un pilier de salle de consultations. La photo numérique fait contracter le temps naguère passé à commander des archives, les analyser en fonction des disponibilités en salles de consultation. Il s’ensuit un gain de temps phénoménal, bénéfique à la multiplication de thèses dans un temps donné..
Question : La question des "fusillés pour l'exemple" qui était au coeur de votre premier livre revient sur le devant de la scène en cette phase de préparation du centenaire de la Grande Guerre. Mais votre nouvel ouvrage va aujourd'hui beaucoup plus loin ?
Réponse : Le fait que mon domaine d’étude occupe la place publique n’est pas en fait une bonne nouvelle pour le chercheur que je suis, car il signifie que je travaille sur un enjeu de mémoire du temps présent. Débattre d’une manière clivante sur un sujet d’histoire signifie que ce dernier est lu avec les lunettes d’aujourd’hui, avec une inclination à s’en servir pour fixer des conduites pour l’avenir. Des communautés se soudent autour d’impressions de déni douloureux de justice et de volonté de réparer ces injustices par des demandes diffuses, qui perlent çà et là et ressurgissent à diverses occasions sans jamais disparaître. J’essaie , si possible, de m’abstraire de cette cacophonie émotionnelle pour ne me plonger que dans « l’historicisation » de la question. C’est pour cela que les lecteurs peuvent être surpris du fait que sur 600 Pages le sort des fusillés proprement dit n’occupe stricto sensu qu’environ la moitié de l’ouvrage. En (bon ?) historien, mon problème est de contextualiser la question, pour faire ressurgir l’environnement sociétal dans lequel les « poilus » ont évolué et décrire par le menu, avec les mentalités de l’époque ce qu’a pu être le système répressif militaire. Donc, pour répondre à votre question, oui, je vais beaucoup plus loin.
Question : Vous traitez dans un long chapitre (pp. 199-271) du "gigantesque labyrinthe administratif" dans lequel baignent les dossiers de la justice militaire. En quoi se distingue-t-il et est-il plus gigantesque que celui de la justice civile ?
Réponse : Une armée au temps des guerres où se joue la vie de la Nation se retrouve dès le déclanchement des hostilités investie de pouvoirs considérables allant bien plus loin que la simple gestion des combats. Pour fonctionner, elle doit avoir recours à sa propre bureaucratie, fustigée violemment par Gallieni quand il a été ministre de la Guerre au tournant des années 15-16 et englober les bureaucraties des organisations qu’elle prend sous sa coupe. C’est un peu Gulliver empêtré. La Justice a été décentralisée par la création de Conseils de guerre spéciaux en 1914 jusqu’au niveau du Bataillon mais le 1er Bureau du GQG n’a eu de cesse de demander des états pour nourrir ses dossiers et intervenir. Lisez donc le passage sur la gestion des punis des ateliers de Travaux Publics en 1916-1917. Vous verrez ce qu’est une bureaucratie folle, avec une gestion à la journée, du fait d’un interventionnisme tatillon rendu obligatoire de toute façons par l’excès de centralisation.
Question : Vous notez pour 1916, en particulier à propos de Verdun au premier semestre et de la Somme au deuxième, "on condamne là où l'on meurt". N'est-ce pas somme toute attendu, au regard des effectifs concernés et de la violence des combats ? Et, tout en reconnaissant le caractère extrêmement dramatique de situations individuelles, n'est-ce pas marginal au regard des volumes de troupes concernés ?
Réponse : Tout d’abord, mâtinée de sociologie que je suis, avant d’affirmer qu’ »on condamne où l’on meurt », j’ai voulu le vérifier. La deuxième partie de la question est importante. Pourquoi s’intéresser à si peu de destins alors que cela a été le lot d’un ensemble autrement plus important ? Je dirais, d’abord méthodologiquement que s’intéresser à un petit groupe permet historiquement parlant de mieux cerner l’histoire du grand nombre. Il s’agit de cette façon d’éclairer latéralement des questions complexes pour mieux les comprendre en s’en servant comme du filet de lumière d’une torche électrique au sein du chaos obscur global. Etudier de près le sort des fusillés c’est en plus découvrir un précipité de la marginalité d’une Nation. Dans ces 670 fusillés se trouve en point commun la fragilité psychique ultra minoritaire présente dans toute société. On y découvre tout d’abord des assassins, des délinquants plus ou moins endurcis arrivés à l’armée avec de beaux casiers judiciaires, des marginaux déjà bien abîmés par la vie, inassimilables en vie collective. Ensuite viennent ceux dont la structure psychique est incapable de supporter l’environnement démentiel dans lequel ils sont plongés. Comme l’encadrement militaire a été dressé à penser que la volonté peut tout, craquer, s’enfuir sous les bombes est faire preuve de lâcheté et de trahison de la Patrie. De nos jours, ceux dans ce cas seraient réunis dans le groupe des névrosés de guerre et soignés. Enfin, l’études des dossiers laisse aussi paraître parfois, des comportements de la hiérarchie militaire plus que contestables (le pantalon rouge de Bersot, l’exécution sommaire des S/lts Herduin, Millant) et qui ne sont pas à son honneur.
Question : Au regard de votre connaissance de ces dossiers, comment évaluez-vous finalement l'importance effective du contrôle parlementaire sur les armées ?
Réponse : En ce qui concerne la Justice militaire, l’action du contrôle parlementaire a été décisive, plus qu’en d’autres domaines. En effet le Parlement, par le vote de la loi du 27 avril 1916 n’a pas fait diminuer le rythme et l’ampleur des condamnations à mort mais a fortement freiné son aspect le plus émotionnel : les exécutions. Je vous renvoie à ma démonstration dans mon ouvrage. Le GQG s’est trouvé sans argumentaire convaincant pour empêcher l’intrusion du contrôle parlementaire dans le fonctionnement des Conseils de Guerre. L’argument passe-partout était que les parlementaires ne pouvaient s’immiscer dans la conduite des opérations ni s’adresser hors hiérarchie aux combattants. En ce qui concerne la Justice militaire, les commissaires, souvent eux-mêmes juristes et avocats, se sont contentés de demander à consulter des dossiers des procès, voire obtenir de plaider la défense de soldats pour se rendre compte. On n‘a pu donc rien leur cacher et ils ont instillé la crainte chez les magistrats militaires, soucieux de ne pas se mettre dans le cas où leur gestion serait juridiquement critiquable ; d’où chez ces derniers un progrès dans leur professionnalisation.
Question : Après ce deuxième ouvrage qui porte sur les trois premières années de la guerre, quel est votre regard synthétique ?
Réponse : J’ai découvert que la Justice militaire est un concept qui n’a cessé d’évoluer et aussi que la réalité historique ne correspondait pas à la mémoire qu’en ont nos contemporains. Dans le premier volume, ce dont je me doutais un peu mais pas d’une manière aussi claire, m’est apparu combien était fausse l’amalgame fusillés et mutineries. Encore aujourd’hui en fouillant dans les dossiers de Justice militaire, je bute toujours sur ce chiffre de 26 fusillés pour mutineries en 1917. Le problème des mutineries en est un à part entière, mais est marginal en ce qui concerne la question des fusillés. Comme vous le lirez dans ce deuxième tome, le point majeur en est la découverte de l’importance de la vitalité démocratique du pays, en France, en temps de guerre. Je ne soupçonnais pas le rôle aussi important d’un parlement dont on a retenu des souvenirs des combattants et de la société qu’il a été très vilipendé dans l’opinion publique de l’époque. La période 17-18, en préparation, ne dérogera pas à cette règle pragmatique qui veut qu’en fin d’études, je me retrouve toujours avec une grille explicative des événements différente de celle construite dans mon approche initiale.
Merci mon général pour ces explications complémentaires et souhaitons à votre nouveau livre tout le succès qu’il mérite.
En complément de notre présentation et de notre entretien, nous vous invitons à lire l'interview accordé par le général Bach à Sources
de la Grande Guerre, dans lequel il revient longuement sur la richesse des archives, la place de l'informatique, sa méthodologie et les potentialités offertes. Cliquer ici.