Comment s'écrit l'histoire de la Seconde guerre mondiale
Jean-Baptiste Pattier
Voilà qui nous ramène, à la fois directement et indirectement, à la problématique souvent évoquée de l'enseignement de l'histoire, à travers le prisme d'une analyse du contenu des manuels scolaires utilisés depuis 1945 dans neuf pays européens (Allemagne, Angleterre, Autriche, Belgique, Bulgarie, France, Italie, Lituanie, Pologne), sur le thème particulier de la Seconde guerre mondiale. L'auteur précise dans son introduction, ce qui donne une idée de l'ampleur du travail accompli, que 336 oouvrages ont été exploités par une équipe de 19 traducteurs pendant deux ans !
Dans une première phase (chap. 1 et 2, pp. 17-41), Jean-Baptiste Pattier présente sa méthodologie, s'interroge de façon large sur le "Bon usage des manuels scolaires" et revient sur la question du "Choix du vocabulaire" (notions de "guerre éclair", de "drôle de guerre" et de "guerre totale"). Il constate aussi "L'irréversible diminution de l'histoire militaire dans les manuels", passée par exemple entre 1960 et 2000 de 65,8 % à 17,8 % du contenu en Allemagne et de 59,7 % à 16,4 % en France. Un long chapitre 3 (pp. 43-73) présente quelques "Spécificités nationales", comme la question de la Thrace et de la Macédoine pour la Bulgarie, ou celle de l'occupation soviétique pour la Lituanie et la Pologne. Le constat est précis, les données statistiques nombreuses, mais l'on aurait parfois aimé que l'auteur aille plus loin dans le raisonnement et les conclusions ("Belgique : collaboration flamande et collaboration wallonne").
Il traite ensuite (chap. 4 à 6) de trois thèmes importants : les "Résistances", les "Génocides", et "La France dans la tourmente" (avec un focus particulier sur les manuels publiés pendant les années 1960, sous la présidence de Gaulle). Il n'est ainsi pas neutre d'observer à partir de quelle date tel ou tel sujet est pris en compte dans un pays, avec quel volume de pagination, et dans quels manuels. Ceci donne une idée assez claire de l'importance accordée à la question traitée (génocide des Roms et Tsiganes par exemple) dans chaque culture nationale. Enfin, un dernier chapitre, "Au tribunal de l'histoire" (pp. 121-163) s'intéresse à la façon dont, dans les différents pays, chaque manuel "juge" ses propres acteurs ou événements nationaux : l'Autriche et la question de l'Anschluss, les crimes de la Wehrmacht en Allemagne, l'imposture et les mensonges soviétiques au sujet des massacres de Katyn, les bombardements massifs sur les villes allemandes (Dresde) en Angleterre, la présentation de la collaboration dans les manuels français, Pour chaque exemple, à chaque étape, les manuels (dates, auteurs,) sont précisés et un effort statistique (x manuels concernés sur y publiés) est toujours observé.
Au terme de ce méticuleux travail, l'auteur semble pourtant s'étonner : "Cette étude dresse un constat accablant : celui de l'écrasante prédominance des écritures nationales, méconnaissant et méprisant l'histoire des pays voisins", observation qui nous parait pour le moins surprenante. Comment pourrait-il en être autrement, sauf à "tordre" l'interprétation et la présentation des faits pour obéïr à une volonté politique unificatrice au nom d'une certaine conception de l'Europe d'aujourd'hui ? Est-ce à dire qu'il faut officiellement réécrire l'histoire pour mieux modeler les jeunes générations ? Lorsque, au milieu des années 1990, la poste centrale de Tallin met en service pendant une journée, pour oblitérer toutes les correspondances, un grand cachet commémoratif marquant la "Fin de la Seconde guerre mondiale" à l'occasion du départ du dernier soldat russe, peut-il s'agir d'une réalité ET d'une perception exportable en Europe de l'Ouest ? Et peut-on oublier que l'occupation soviétique à partir de 1944 s'est installée dans le sang ? Peut-on envisager une histoire univoque de la Seconde guerre mondiale (ou des précédentes) sans tenir compte du vécu de chaque peuple, au risque de ne retenir qu'un "plus petit commun dénominateur", fade, déconnecté des sociétés sinon quasiment virtuel, et par ailleurs à bien des égards éloigné DES réalités ? Il y a là, à notre sens, une vraie question qui mérite d'être approfondie, un vrai et passionnant débat à poursuivre.
Un énorme travail d'inventaire, un livre très riche, qui fourmille d'informations précises et qui apporte beaucoup en terme de comparaisons statistiques. Un outil de travail pour poursuivre la réflexion.
Editions Vendémiaire, Paris, 2012, 217 pages. 18,50 euros.
ISBN : 978-2-36358-042-9