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26 novembre 2012 1 26 /11 /novembre /2012 07:10

Le syndrome Foccart

La politique française en Afrique de 1959 à nos jours

Jean-Pierre Bat

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Voilà un ouvrage de première main, rédigé par le responsable du fonds Foccart aux Archives nationales.

  « Homme de l’ombre », Jacques Foccart le fut assurément comme en témoignent les nombreux surnoms qui lui ont été attribués par une presse pour le moins hostile : « barbouze en chef », « Ganelon moderne », « la Foque », « éminence gri-grise », « Fantômas », « Raspoutine », « Père Joseph du Régime », incarnation de la Françafrique, voire de la « Mafia-frique » et quelques autres qualificatifs du même acabit pour désigner celui qui était censé être l’homme des basses œuvres de la République gaullienne et pompidolienne, à la tête d’un réseau des affaires africaines, le « réseau Foccart ». Si l’actuelle perception de Jacques Foccart pose la question des relations entre la France et l’Afrique, elle interroge encore bien davantage celle des liens - mais surtout de l’absence de liens -  entre pouvoir politique et une certaine presse qui, par le passé, a communié dans un même processus pour dénoncer la politique africaine des gouvernements de la Ve République. Face à Minute ou au Canard Enchaîné, Foccart a indiscutablement perdu des batailles médiatiques, et même s’il a gagné quelques procès contre des journaux d’extrême droite, il est apparu en 1970 comme vaincu par le « journal satirique paraissant le mercredi » qui en a fait sa bête noire.

Pourtant, si un tel déluge prouve qu’il ne s’agit pas d’une histoire apaisée, il laisse penser que tout cela est sans doute trop pour un seul homme victime, de son vivant, d’un fantasme qui l’a dépassé et qu’il n’était pas alors possible d’analyser faute de recul. Il appartient donc aujourd’hui à l’historien de dénouer les fils en posant les bonnes questions. La « méthode Foccart » n’est-elle pas, au fond, celle qui a prévalu tout au long des relations entre la France et l’Afrique depuis ses origines, ne ressemble-t-elle pas étrangement à celle que menait, avant Foccart, les membres du « parti colonial » ?  Et c’est là que le travail de l’historien devient nécessaire. Car loin de l’analyse informelle et du complot, le discours scientifique de l’historien, fondé sur des recherches archivistiques importantes, est sans doute le seul capable de prouver que les relations franco-africaines relèvent de la relation publique au sens noble du terme, c'est-à-dire à la nécessité d’établir des liens qui, en l’absence de structures politiques idoines, passent avant tout par des hommes, des individus qui tissent nécessairement des relations amicales et professionnelles. Ne cherchons pas cependant à dédouaner Foccart et ses prédécesseurs de pratiques parfois à la limite de la légalité, mais il faut revenir à l’essentiel, à savoir la réalité de l’existence de réseaux qui pratiquent une politique de lobbying, nécessairement tenue à une certaine discrétion pour pouvoir conserver une efficacité. Au fond, le « syndrome Foccart » pose la question de la manière dont la politique internationale et diplomatique s’organise d’abord au sein des organismes ministériels et parlementaires, et la façon dont elle est relayée ensuite dans des pays où les structures politiques ne sont pas de même niveau.

Comme le dit très bien Jean-Pierre Bat dans son introduction, c’est à la notion de réseau qu’il convient de réfléchir. Conceptuellement très intéressante mais difficile à mettre en œuvre, l’analyse réticulaire doit être prise pour ce qu’elle est, à savoir la réunion d’individus liés par une communauté d’intérêts, lesquels devraient - autant les hommes que ces intérêts - être préalablement identifiés. Or, dans la dénonciation du réseau Foccart - et c’est là que le bât blesse - rien n’est jamais clairement identifié. Tout reste dans le flou, l’écran de fumée dont on renvoie la responsabilité au réseau lui-même, alors même que le journaliste n’a souvent pas su faire le vrai travail d’investigation qui est l’honneur de son métier. Du coup, le mot « réseau » devient « nébuleuse », l’inexpliqué le frauduleux. Mot valise, le terme de réseaux est un « piège sémantique » à moins d’être décortiqué, analysé, structuré et décrit. Faute de savoir le faire, on sombre dans la dénonciation sur la base de « ce que je ne comprends pas, je le dénonce ». En réalité, il s’agit là simplement d’une forme de poujadisme intellectuel.

L’analyse des réseaux nécessite en réalité un vrai travail d’investigation, une vraie recherche de compréhension des mécanismes étatiques, de la place des structures au sein de l’État français (pourquoi la création d’un Secrétariat général des Affaires africaines et malgaches ?, A quelle date et dans quel contexte apparaît la structure ?, Combien de fonctionnaires ?, Quel champ d’investigation ?, Quels moyens surtout ?) et des ses interlocuteurs africains (Y a-t-il des structures équivalentes en Afrique ou se résument-elles à des relations inter-personnelles ?). De la même manière, le réseau est constitué par des individus dont il faut comprendre les parcours - de formation intellectuelle tout particulièrement - les relations personnelles, et enfin, last but not least, les intérêts. Par conséquent, on ne peut qu’être d’accord avec Jean-Pierre Bat quand il explique que « l’étude prosopographique, les méthodes de travail de chaque grand corps de l’État, les objectifs de chaque institution républicaine, leurs orientations de travail respectives composent autant de critères à rechercher. Ils doivent permettre d’évaluer la portée et l’efficience de l’action de chaque maillon du processus décisionnel français, avec ses forces, ses faiblesses mais aussi ses contradictions » (p. 40).

Naturellement, et là le sujet se complique encore, il faut éviter le piège de l’analyse franco-centrée et ne pas se contenter de ce qui se passe dans les couloirs de l’Elysée. Il faut également pouvoir envisager la question sous l’angle de l’organisation politique de chaque pays africains analysé, à la fois pour saisir son organisation extérieure propre, mais également les liens étroits - en particulier dans des méthodes administratives sans doute très proches - établis avec l’ancienne puissance coloniale. En outre, il ne faut pas faire l’impasse sur un échange parfois inégal en termes de démocratie. Comme un État de droit entre-t-il en contact avec un pays qui n’en a que les apparences, ou pire, qui ne l’est pas ?

Il faut donc encourager ces travaux titanesques de dépouillement de fonds privés qui sont, jusqu’à preuve du contraire, les seuls moyens de comprendre une politique qui a voulu se faire discrète, sans être pour autant totalement secrète. La volonté de Foccart de laisser autant d’archives tendrait d’ailleurs à le prouver. Cet homme a travaillé dans l’ombre pour pouvoir faire un travail qui n’était peut-être pas « avouable » au moment où il le faisait, mais qui correspond à la manière dont s’organisent les relations bilatérales ou multinationales entre les États. Outil de gouvernance, le secret est aussi l’expression de rivalités, celles de pays occidentaux qui, au-delà des indépendances, ont continué à lutter - et le font probablement encore - pour conserver leur influence auprès des anciennes colonies. Que la préservation du « pré carré » soit passé par l’absence d’un réel ministère de la Communauté n’est au fond pas si surprenant, quand on sait que le ministère des Colonies de la IIIe République a toujours été un ministère croupion, concurrencé sur un plan budgétaire par ses voisins de la Marine, de la Guerre, des Affaires étrangères et même de l’Instruction publique, qu’il n’a jamais été soutenu par l’opinion publique plus soucieuse de la métropole que des colonies. De même, les missi dominici – diplomates ou militaires de formation – ne sont pas une invention de la Ve République. Ils existaient précédemment comme les précieux auxiliaires de parlementaires ou de ministres qui avaient besoin d’informations de qualité pour pouvoir agir. Au fond, c’est peut-là l’une des explications du portrait noir que la presse a pratiquement systématiquement dressé de Foccart. À lui seul, il incarne ces hommes de l’ombre qui constituent les concurrents directs des journalistes, car c’est eux - et non les journalistes - que le pouvoir charge de récolter des informations réservées au pouvoir, c'est-à-dire tenues secrètes le temps de l’action.

L’ouvrage de Jean-Pierre Bat constitue donc un vrai et magnifique travail de recherche sur des archives d’une richesse exceptionnelle. Par là, tout en livrant au public un fonds privé hors norme, il apporte sa pierre à l’édifice des travaux historiques commencés il y a quelques années par Charles-Robert Ageron et Marc Michel, relayés plus récemment par ceux de Frédéric Turpin ou Frédérick Cooper. À la jeune génération de poursuivre désormais ces immenses travaux de recherche si passionnants mais surtout si nécessaires et utiles à la compréhension des enjeux actuels du monde.

Julie d’Andurain

Coll. ‘Folio Histoire’, Gallimard, Paris, 2012, 835 pages. 13,50 euros.

ISBN 978-2-07-035675-1.

 

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  • : Guerres et conflits XIXe-XXIe s. se fixe pour objectif d’être à la fois (sans prétendre à une exhaustivité matériellement impossible) un carrefour, un miroir, un espace de discussions. Sans être jamais esclave de la « dictature des commémorations », nous nous efforcerons de traiter le plus largement possible de toutes les campagnes, de tous les théâtres, souvent dans une perspective comparatiste. C’est donc à une approche globale de l’histoire militaire que nous vous invitons.
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Prochaine séance : pour la rentrée de septembre. Le programme complet sera très prochainement mis en ligne.

Publications personnelles

Livres

 

doumenc-copie-1.jpgLa Direction des Services automobiles des armées et la motorisation des armées françaises (1914-1918), vues à travers l’action du commandant Doumenc

Lavauzelle, Panazol, 2004.

A partir de ma thèse de doctorat, la première étude d’ensemble sur la motorisation des armées pendant la Première Guerre mondiale, sous l’angle du service automobile du GQG, dans les domaines de l’organisation, de la gestion et de l’emploi, des ‘Taxis de la Marne’ aux offensives de l’automne 1918, en passant par la ‘Voie sacrée’ et la Somme.

 

La mobilisation industrielle, ‘premier front’ de la Grande Guerre ? mobil indus

14/18 Editions, Saint-Cloud, 2005 (préface du professeur Jean-Jacques Becker).

En 302 pages (+ 42 pages d’annexes et de bibliographie), toute l’évolution industrielle de l’intérieur pendant la Première Guerre mondiale. Afin de produire toujours davantage pour les armées en campagne, l’organisation complète de la nation, dans tous les secteurs économiques et industriels. Accompagné de nombreux tableaux de synthèse.

 

colonies-allemandes.jpgLa conquête des colonies allemandes. Naissance et mort d’un rêve impérial

14/18 Editions, Saint-Cloud, 2006 (préface du professeur Jacques Frémeaux).

Au début de la Grande Guerre, l’empire colonial allemand est de création récente. Sans continuité territoriale, les différents territoires ultramarins du Reich sont difficilement défendables. De sa constitution à la fin du XIXe siècle à sa dévolution après le traité de Versailles, toutes les étapes de sa conquête entre 1914 et 1918 (388 pages, + 11 pages d’annexes, 15 pages de bibliographie, index et cartes).

 

 caire damasDu Caire à Damas. Français et Anglais au Proche-Orient (1914-1919)

 14/18 Editions, Saint-Cloud, 2008 (préface du professeur Jean-Charles Jauffret).

Du premier au dernier jour de la Grande Guerre, bien que la priorité soit accordée au front de France, Paris entretient en Orient plusieurs missions qui participent, avec les nombreux contingents britanniques, aux opérations du Sinaï, d’Arabie, de Palestine et de Syrie. Mais, dans ce cadre géographique, les oppositions diplomatiques entre ‘alliés’ sont au moins aussi importantes que les campagnes militaires elles-mêmes.

 

hte silesieHaute-Silésie (1920-1922). Laboratoire des ‘leçons oubliées’ de l’armée française et perceptions nationales

‘Etudes académiques », Riveneuve Editions, Paris, 2009.

Première étude d’ensemble en français sur la question, à partir du volume de mon habilitation à diriger des recherches. Le récit détaillé de la première opération civilo-militaire moderne d’interposition entre des factions en lutte (Allemands et Polonais) conduite par une coalition internationale (France, Grande-Bretagne, Italie), à partir des archives françaises et étrangères et de la presse de l’époque (381 pages + 53 pages d’annexes, index et bibliographie).

 

cdt armee allde Le commandement suprême de l’armée allemande 1914-1916, édition annotée et commentée des souvenirs de guerre du général von Falkenhayn 

14/18 Editions - SOTECA, Saint-Cloud, 2010.

Le texte original de l’édition française de 1921 des mémoires de l’ancien chef d’état-major général allemand, accompagné d’un dispositif complet de notes infrapaginales permettant de situer les lieux, de rappeler la carrière des personnages cités et surtout de comparer ses affirmations avec les documents d’archives et les témoignages des autres acteurs (339 pages + 34 pages d’annexes, cartes et index).

 

chrono commChronologie commentée de la Première Guerre mondiale

Perrin, Paris, 2011.

La Grande Guerre au jour le jour entre juin 1914 et juin 1919, dans tous les domaines (militaire, mais aussi politique, diplomatique, économique, financier, social, culturel) et sur tous les fronts. Environ 15.000 événements sur 607 pages (+ 36 pages de bibliographie et d’index).

 

 Les secrets de la Grande Guerrecouverture secrets

Librairie Vuibert, Paris, 2012.

Un volume grand public permettant, à partir d’une vingtaine de situations personnelles ou d’exemples concrets, de remettre en lumière quelques épisodes peu connus de la Première Guerre mondiale, de la question du « pantalon rouge » en août 1914 à l’acceptation de l’armistice par von Lettow-Vorbeck en Afrique orientale, après la fin des hostilités sur le théâtre ouest-européen.

 

Couverture de l'ouvrage 'Mon commandement en Orient'Mon commandement en Orient, édition annotée et commentée des souvenirs de guerre du général Sarrail

14/18 Editions - SOTECA, Saint-Cloud, 2012

Le texte intégral de l'édition originale, passé au crible des archives publiques, des fonds privés et des témoignages des acteurs. Le récit fait par Sarrail de son temps de commandement à Salonique (1915-1917) apparaît véritablement comme un exemple presque caricatural de mémoires d'autojustification a posteriori

 

 

Coordination et direction d’ouvrages

 

Destins d’exception. Les parrains de promotion de l’Ecole Spéciale Militaire de Saint-Cyr

SHAT, Vincennes, 2002.

Présentation (très largement illustrée, 139 pages) des 58 parrains qui ont donné leur nom à des promotions de Saint-Cyr, entre la promotion « du Prince Impérial » (1857-1858) et la promotion « chef d’escadrons Raffalli » (1998-2001).

 

fflLa France Libre. L’épopée des Français Libres au combat, 1940-1945

SHAT, Vincennes et LBM, Paris, 2004.

Album illustré présentant en 191 pages l’histoire et les parcours (individuels et collectifs) des volontaires de la France Libre pendant la Seconde guerre mondiale.

 

marque courageLa marque du courage

SHD, Vincennes et LBM, Paris, 2005.

Album illustré présentant en 189 pages l’histoire des Croix de Guerre et de la Valeur Militaire, à travers une succession de portraits, de la Première Guerre mondiale à la Bosnie en 1995. L’album comporte en annexe une étude sur la symbolique, les fourragères et la liste des unités d’active décorées.

 

  90e anniversaire de la Croix de guerre90-ANS-CROIX-DE-GUERRE.jpg

SHD, Vincennes, 2006.

Actes de la journée d’études tenue au Musée de l’Armée le 16 novembre 2005. Douze contributions d’officiers historiens et d’universitaires, français et étrangers, de la naissance de la Croix de guerre à sa perception dans la société française, en passant les décorations alliées similaires et ses évolutions ultérieures.

 

france grèceLes relations militaires franco-grecques. De la Restauration à la Seconde guerre mondiale 

SHD,Vincennes, 2007.

Durant cette période, les relations militaires franco-grecques ont été particulièrement intenses, portées à la fois par les sentiments philhellènes qui se développent dans l’hexagone (la France est l’une des ‘Puissances protectrices’ dès la renaissance du pays) et par la volonté de ne pas céder d’influence aux Anglais, aux Allemands ou aux Italiens. La campagne de Morée en 1828, l’intervention en Crète en 1897, les opérations en Russie du Sud  en 1919 constituent quelques uns des onze chapitres de ce volume, complété par un inventaire exhaustif des fonds conservés à Vincennes.

 

verdunLes 300 jours de Verdun

Editions Italiques, Triel-sur-Seine, 2006 (Jean-Pierre Turbergue, Dir.).

Exceptionnel album de 550 pages, très richement illustré, réalisé en partenariat entre les éditions Italiques et le Service historique de la Défense. Toutes les opérations sur le front de Verdun en 1916 au jour le jour.

 

DICO-14-18.jpgDictionnaire de la Grande Guerre

(avec François Cochet), 'Bouquins', R. Laffont, 2008.

Une cinquantaine de contributeurs parmi les meilleurs spécialistes de la Grande Guerre, 1.100 pages, 2.500 entrées : toute la Première Guerre mondiale de A à Z, les hommes, les lieux, les matériels, les opérations, les règlements, les doctrines, etc.

 

fochFerdinand Foch (1851-1929). Apprenez à penser

(avec François Cochet), 14/18 Editions - SOTECA, Saint-Cloud, 2010.

Actes du colloque international tenu à l’Ecole militaire les 6 et 7 novembre 2008. Vingt-quatre communications balayant tous les aspects de la carrière du maréchal Foch, de sa formation à son héritage dans les armées alliées par des historiens, civils et militaires, de neuf nations (461 pages + 16 pages de bibliographie).

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