La politique française en Afrique de 1959 à nos jours
Jean-Pierre Bat
Voilà un ouvrage de première main, rédigé par le responsable du fonds Foccart aux Archives nationales.
« Homme de l’ombre », Jacques Foccart le fut assurément comme en témoignent les nombreux surnoms qui lui ont été attribués par une presse pour le moins hostile : « barbouze en chef », « Ganelon moderne », « la Foque », « éminence gri-grise », « Fantômas », « Raspoutine », « Père Joseph du Régime », incarnation de la Françafrique, voire de la « Mafia-frique » et quelques autres qualificatifs du même acabit pour désigner celui qui était censé être l’homme des basses œuvres de la République gaullienne et pompidolienne, à la tête d’un réseau des affaires africaines, le « réseau Foccart ». Si l’actuelle perception de Jacques Foccart pose la question des relations entre la France et l’Afrique, elle interroge encore bien davantage celle des liens - mais surtout de l’absence de liens - entre pouvoir politique et une certaine presse qui, par le passé, a communié dans un même processus pour dénoncer la politique africaine des gouvernements de la Ve République. Face à Minute ou au Canard Enchaîné, Foccart a indiscutablement perdu des batailles médiatiques, et même s’il a gagné quelques procès contre des journaux d’extrême droite, il est apparu en 1970 comme vaincu par le « journal satirique paraissant le mercredi » qui en a fait sa bête noire.
Pourtant, si un tel déluge prouve qu’il ne s’agit pas d’une histoire apaisée, il laisse penser que tout cela est sans doute trop pour un seul homme victime, de son vivant, d’un fantasme qui l’a dépassé et qu’il n’était pas alors possible d’analyser faute de recul. Il appartient donc aujourd’hui à l’historien de dénouer les fils en posant les bonnes questions. La « méthode Foccart » n’est-elle pas, au fond, celle qui a prévalu tout au long des relations entre la France et l’Afrique depuis ses origines, ne ressemble-t-elle pas étrangement à celle que menait, avant Foccart, les membres du « parti colonial » ? Et c’est là que le travail de l’historien devient nécessaire. Car loin de l’analyse informelle et du complot, le discours scientifique de l’historien, fondé sur des recherches archivistiques importantes, est sans doute le seul capable de prouver que les relations franco-africaines relèvent de la relation publique au sens noble du terme, c'est-à-dire à la nécessité d’établir des liens qui, en l’absence de structures politiques idoines, passent avant tout par des hommes, des individus qui tissent nécessairement des relations amicales et professionnelles. Ne cherchons pas cependant à dédouaner Foccart et ses prédécesseurs de pratiques parfois à la limite de la légalité, mais il faut revenir à l’essentiel, à savoir la réalité de l’existence de réseaux qui pratiquent une politique de lobbying, nécessairement tenue à une certaine discrétion pour pouvoir conserver une efficacité. Au fond, le « syndrome Foccart » pose la question de la manière dont la politique internationale et diplomatique s’organise d’abord au sein des organismes ministériels et parlementaires, et la façon dont elle est relayée ensuite dans des pays où les structures politiques ne sont pas de même niveau.
Comme le dit très bien Jean-Pierre Bat dans son introduction, c’est à la notion de réseau qu’il convient de réfléchir. Conceptuellement très intéressante mais difficile à mettre en œuvre, l’analyse réticulaire doit être prise pour ce qu’elle est, à savoir la réunion d’individus liés par une communauté d’intérêts, lesquels devraient - autant les hommes que ces intérêts - être préalablement identifiés. Or, dans la dénonciation du réseau Foccart - et c’est là que le bât blesse - rien n’est jamais clairement identifié. Tout reste dans le flou, l’écran de fumée dont on renvoie la responsabilité au réseau lui-même, alors même que le journaliste n’a souvent pas su faire le vrai travail d’investigation qui est l’honneur de son métier. Du coup, le mot « réseau » devient « nébuleuse », l’inexpliqué le frauduleux. Mot valise, le terme de réseaux est un « piège sémantique » à moins d’être décortiqué, analysé, structuré et décrit. Faute de savoir le faire, on sombre dans la dénonciation sur la base de « ce que je ne comprends pas, je le dénonce ». En réalité, il s’agit là simplement d’une forme de poujadisme intellectuel.
L’analyse des réseaux nécessite en réalité un vrai travail d’investigation, une vraie recherche de compréhension des mécanismes étatiques, de la place des structures au sein de l’État français (pourquoi la création d’un Secrétariat général des Affaires africaines et malgaches ?, A quelle date et dans quel contexte apparaît la structure ?, Combien de fonctionnaires ?, Quel champ d’investigation ?, Quels moyens surtout ?) et des ses interlocuteurs africains (Y a-t-il des structures équivalentes en Afrique ou se résument-elles à des relations inter-personnelles ?). De la même manière, le réseau est constitué par des individus dont il faut comprendre les parcours - de formation intellectuelle tout particulièrement - les relations personnelles, et enfin, last but not least, les intérêts. Par conséquent, on ne peut qu’être d’accord avec Jean-Pierre Bat quand il explique que « l’étude prosopographique, les méthodes de travail de chaque grand corps de l’État, les objectifs de chaque institution républicaine, leurs orientations de travail respectives composent autant de critères à rechercher. Ils doivent permettre d’évaluer la portée et l’efficience de l’action de chaque maillon du processus décisionnel français, avec ses forces, ses faiblesses mais aussi ses contradictions » (p. 40).
Naturellement, et là le sujet se complique encore, il faut éviter le piège de l’analyse franco-centrée et ne pas se contenter de ce qui se passe dans les couloirs de l’Elysée. Il faut également pouvoir envisager la question sous l’angle de l’organisation politique de chaque pays africains analysé, à la fois pour saisir son organisation extérieure propre, mais également les liens étroits - en particulier dans des méthodes administratives sans doute très proches - établis avec l’ancienne puissance coloniale. En outre, il ne faut pas faire l’impasse sur un échange parfois inégal en termes de démocratie. Comme un État de droit entre-t-il en contact avec un pays qui n’en a que les apparences, ou pire, qui ne l’est pas ?
Il faut donc encourager ces travaux titanesques de dépouillement de fonds privés qui sont, jusqu’à preuve du contraire, les seuls moyens de comprendre une politique qui a voulu se faire discrète, sans être pour autant totalement secrète. La volonté de Foccart de laisser autant d’archives tendrait d’ailleurs à le prouver. Cet homme a travaillé dans l’ombre pour pouvoir faire un travail qui n’était peut-être pas « avouable » au moment où il le faisait, mais qui correspond à la manière dont s’organisent les relations bilatérales ou multinationales entre les États. Outil de gouvernance, le secret est aussi l’expression de rivalités, celles de pays occidentaux qui, au-delà des indépendances, ont continué à lutter - et le font probablement encore - pour conserver leur influence auprès des anciennes colonies. Que la préservation du « pré carré » soit passé par l’absence d’un réel ministère de la Communauté n’est au fond pas si surprenant, quand on sait que le ministère des Colonies de la IIIe République a toujours été un ministère croupion, concurrencé sur un plan budgétaire par ses voisins de la Marine, de la Guerre, des Affaires étrangères et même de l’Instruction publique, qu’il n’a jamais été soutenu par l’opinion publique plus soucieuse de la métropole que des colonies. De même, les missi dominici – diplomates ou militaires de formation – ne sont pas une invention de la Ve République. Ils existaient précédemment comme les précieux auxiliaires de parlementaires ou de ministres qui avaient besoin d’informations de qualité pour pouvoir agir. Au fond, c’est peut-là l’une des explications du portrait noir que la presse a pratiquement systématiquement dressé de Foccart. À lui seul, il incarne ces hommes de l’ombre qui constituent les concurrents directs des journalistes, car c’est eux - et non les journalistes - que le pouvoir charge de récolter des informations réservées au pouvoir, c'est-à-dire tenues secrètes le temps de l’action.
L’ouvrage de Jean-Pierre Bat constitue donc un vrai et magnifique travail de recherche sur des archives d’une richesse exceptionnelle. Par là, tout en livrant au public un fonds privé hors norme, il apporte sa pierre à l’édifice des travaux historiques commencés il y a quelques années par Charles-Robert Ageron et Marc Michel, relayés plus récemment par ceux de Frédéric Turpin ou Frédérick Cooper. À la jeune génération de poursuivre désormais ces immenses travaux de recherche si passionnants mais surtout si nécessaires et utiles à la compréhension des enjeux actuels du monde.
Julie d’Andurain
Coll. ‘Folio Histoire’, Gallimard, Paris, 2012, 835 pages. 13,50 euros.
ISBN 978-2-07-035675-1.