La Lettonie face aux puissances européennes dans l'entre-deux-guerres, 1917-1939
Sophie Vilks Battaia
Dans une pertinente préface, Elisabeth du Réau relève que « ce travail se fonde sur d’importantes sources puisées dans les archives historiques de l’Etat letton mais aussi dans les archives de nombreux Etats étrangers, notamment l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et enfin dans les très riches collections de la Société des Nations à Genève » (ce qui donne une idée du volume et de la précision des sources consultées) et précise en particulier que, « paru un peu plus de vingt ans après les événements qui ont permis à la Lettonie de recouvrer son indépendance, cet ouvrage met en lumière des pages d’histoire qui donnent à cette renaissance toute sa signification » (c’est dire la qualité foncière du travail).
Une longue partie initiale (pp. 23-66, « Regard sur la Lettonie d’entre-deux-guerres ») permet au lecteur francophone peu au fait de la réalité de ce pays de se familiariser avec sa géographie, son histoire, ses ressources et ses institutions. Le livre se divise ensuite en deux grandes parties qui correspondent à de grandes phases de la chronologie. La première, « La lutte pour l’indépendance, la reconnaissance internationale et la mise sur pied d’une politique extérieure, 1917-1934 » (pp. 67-154), décrit par le menu, dans le contexte difficile de la fin de la Grande Guerre sur le front oriental, le processus de naissance d’un Etat letton, d’abord reconnu de facto, puis plus difficilement de jure. Dès leur installation et les premières décisions (réforme agraire), les nouvelles autorités sont à l’héritage semi-féodal de la colonisation germanique et aux revendications d’indemnisation des anciens propriétaires, alors que les Bolcheviques entretiennent les menaces aux frontières comme à l’intérieur. Le pays tente alors de se tourner vers ses voisins, autres Etats baltes, mais aussi Pologne et Finlande, tout en jouant sur l’intérêt suscité à Paris (« Pacte oriental » et projet d’Entente baltique). La seconde partie, « L’impossible équilibre entre l’Est et l’Ouest, 1934-1939 » (pp. 155-244), s’intéresse à la période qui court de l’instauration d’un régime autoritaire par Ulmanis au printemps 1934 au traité (très déséquilibré) « d’assistance mutuelle » soviéto-letton d’octobre 1939. On y remarque l’apparente impossibilité des trois républiques baltes à s’entendre, en dépit de très nombreuses rencontres internationales, face aux différentes menaces qui s’exercent contre elles, on y retrouve la question (récurrente en Europe orientale) de la minorité allemande et l’on observe (avec tristesse) l’incohérence (voire le manque d’honnêteté) des politiques anglaise et française à leur égard. L’avortement d’un projet de neutralité marque le début de la fin entre une menace germano-soviétique grandissante et l’incapacité occidentale à agir.
Un livre directement tiré d’un travail universitaire de grande qualité, très utilement complété par de nombreuses annexes qui donnent en particulier le texte des principaux traités internationaux. On y trouve aussi les biographies sommaires des principaux responsables lettons de la période, la liste des chefs de gouvernement, une chronologie, un index, une indication très précise des sources et de la bibliographie, etc. Un ouvrage en quelque sorte « pionnier » en français qui mérite indiscutablement d’être connu et lu.
Editions Codex, 2012, 394 pages, 38 euros.
ISBN : 978-2-918783-04-6.
Du fait de l'originalité du sujet en langue française, nous avons voulu demander à l'auteure quelques précisions :
Question : Pouvez-vous nous rappeler les conditions difficiles de la reconnaissance internationale des républiques baltes à l'issue de la Première Guerre mondiale ?
Réponse : Les conditions de la reconnaissance internationale des républiques baltes sont effectivement difficiles et compliquées compte tenu du contexte diplomatique et militaire de l'époque. Il leur a fallu trois ans avant d'obtenir la reconnaissance de jure de la part de la communauté internationale. Alors que la déclaration du Sovnarkom en 1917 décrète le droit des peuples de la Russie à l'autodétermination jusqu'à la sécession et la création d'Etats indépendants, déclaration renforcée par le principe d'autodétermination des peuples à disposer d'eux-mêmes élaboré par le président américain Wilson en 1918, ces pays sont encore le théâtre d'affrontements entre les armées allemandes et bolcheviques. D'autre part leur quête d'indépendance se heurte également à l'attentisme des alliés qui espèrent que la révolution bolchevique va échouer et défendent le dogme de l'indivisibilité de l'Empire russe. C'est seulement lorsque les territoires baltes seront totalement évacués des corps-francs avec l'aide de la mission interalliée en Baltique et que les alliés perdent l'espoir de voir l'ancien Empire russe se reconstituer que la reconnaissance de jure interviendra en 1921.
Question : Entre les deux grandes puissances voisines, l'Allemagne et la jeune URSS, laquelle est jugée la plus dangereuse par les gouvernements de Riga et observe-t-on, au fil des années, des changements ?
Réponse : Les deux Etats sont jugés comme étant très dangereux. L'Allemagne, car elle aspire toujours à reconstituer le Drang Nach Osten de l'époque médiévale. L'URSS, car elle n'admet pas la perte de territoires dans l'ancien Empire tzariste. En effet, à Riga on sait pertinemment que l'indépendance de la Lettonie est précaire et que, dès que l'occasion se présentera, l'URSS tentera de reconquérir les territoires récemment perdus. La propagande communiste y est récurrente et insistante ce qui amène le gouvernement letton à dissoudre des syndicats, interdire des journaux communistes et arrêter certains membres communistes. Toutefois, la menace soviétique est quand même plus forte du fait de la proximité territoriale. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, la politique de neutralité choisie par la Lettonie montre bien que le danger vient autant de l'Est que de l'Ouest et que le pays n'a rien à gagner en choisissant l'un des deux camps.
Question : Dans ce contexte difficile, comment s'organise l'armée lettone et représente-t-elle une véritable force opérationnelle à l'échelle de la région ?
Réponse : L'armée lettone va peu à peu s'organiser tout au long de l'entre-deux-guerres construisant une armée de terre, une marine et une armée de l'air d'environ 20 000 hommes. Les archives du SHAT montrent bien les nombreux échanges effectués par cette jeune armée avec l'étranger, les formations suivies par nombre d'officiers lettons, tout particulièrement en France, à l'Ecole supérieure de Guerre. On y voit également les achats de matériels (sous-marins, avions, munitions…) effectués en France, en Angleterre, en Belgique notamment, afin de renouveler un matériel un peu vieux. Même si l'état du matériel humain est qualifié d'excellent par les attachés militaires français, cette armée lettone ne peut constituer une véritable force régionale. Les Lettons en sont bien conscients, puisqu'ils auraient voulu constituer une véritable armée balte au sein de l'Union baltique créée en 1934, qui aurait pu être garante de leur indépendance. Pour compenser cette lacune, à partir de 1938, la Lettonie se tourne de plus en plus vers la Grande-Bretagne, seul pays pouvant à ses yeux jouer ce rôle en Europe.
Question : La Pologne, dont l'opposition plus ou moins larvée à la Lituanie voisine est bien connue, ne joue-t-elle pas, par ricochet, un rôle extrêmement négatif dans l'évolution de la situation des Etats baltes à la fin des années 1930 ?
Réponse : Tout-à-fait. Le conflit qui existe entre la Pologne et la Lituanie concernant Vilnius -l'ancienne capitale lituanienne occupée de 1920 à 1938 par la Pologne- retarde la création de l'Union baltique entre l'Estonie, la Lettonie et la Lituanie. L'Estonie et la Lettonie ne veulent pas reconnaître les "problèmes spécifiques" territoriaux de la Lituanie et encore moins s'impliquer dans une éventuelle restitution de la ville. En plus, les volontés de la SDN de créer des ensembles stables en Europe de l'Est (union des pays riverains de la mer Baltique ou Locarno de l'Est) regroupant entre autres la Pologne, les Etats baltes, la Finlande inquiètent énormément les Etats baltes. Ils craignent un déséquilibre au sein d'un tel futur groupe et une possible hégémonie de la Pologne en son sein. Par conséquent aucun des projets ne verra le jour.
Question : Dans quels domaines se concentrent les relations franco-lettones dans l'entre-deux-guerres ?
Réponse : Outre la coopération militaire dont nous avons parlé auparavant,
les relations franco-lettons étaient essentiellement culturelles, à travers l'organisation d'expositions d'art (peinture, sculpture et arts populaires), de conférences ou de cours de langue
française. Cependant, l'élément le plus important concernant les relations entre la France et la Lettonie est sans conteste la diplomatie. La Lettonie attend un réel soutien diplomatique de la
part de la France pour maintenir son indépendance. A Riga, on apprécie les initiatives des ministres français qui oeuvrent pour la garantie de sécurité et la paix en Europe. L'idée des
"Etats-Unis d'Europe" d'Aristide Briand entre 1929 et 1932 est donc approuvée par le gouvernement letton. Le projet de "Pacte oriental" de Louis Barthou, en juillet 1934, qui est un systéme de
garanties multilatérales dans l'Est européen entre Pologne, URSS, Allemagne, Tchécoslovaquie et Pays Baltes, est lui aussi accueilli favorablement. Il correspond tout-à-fait à la politique
d'équilibre menée par la Letonie entre l'Est et l'Ouest, c'est à dire entre l'URSS et l'Allemagne. On peut penser que les initiatives françaises ne sont pas là pour garantir l'indépendance
lettone, mais plutôt pour contenir l'Allemagne. Finalement, la Lettonie est pour la France un petit pays, qui ne revêt a priori en lui-même que peu d'intérêt et reste largement
méconnu.
Merci pour ces compléments d'information et encore bravo pour votre livre.
Nota : nous avons déjà chroniqué, le 15 juin dernier, du même éditeur et pour le même espace géographique, 'Diplomate en Lettonie', paru en 2011 -cliquer ici-).