Churchill et hitler (suite)
Rencontre avec François Delpla
A la suite de la recension consacrée à son dernier livre, mise en ligne le 25 avril dernier, François Delpla nous a dressé un commentaire regrettant que nous ayons parlé de "rapprochements hâtifs". Il nous a semblé important de lui permettre d'expliquer sa méthode de travail et ses recherches. A partir d'exemples précis puisés dans le texte de son livre, il a bien voulu nous préciser sa démarche, son raisonnement et résumer en conclusion comment il comprend la recherche historique.
Question : A la lecture de votre dernier livre, on peut avoir l'impression que vous procédez parfois par "raccourcis" rapides, comme page 160 et suivante lorsque vous évoquez une lettre d'Albrecht Haushofer du 16 juillet 1939, dont on ne sait plus très bien quelques lignes plus loin si elle existe ou non ("D'après un livre de son fils (qui n'évoque pas sur ce point de document : peut-être a-t-il entendu son père conter l'anecdote") et dont semble-t-il, sauf erreur, la référence n'est pas indiquée : comment procédez-vous pour croiser vos sources et confirmer vos premières analyses ?
Réponse : La lettre existe, dans les archives de la famille Hamilton, et a été publiée en 1971 par le fils du duc de l'époque, mêlé à la préhistoire du vol de Hess : c'est l'ordre, allégué par le propre fils, de sa communication à Churchill, Chamberlain et Halifax successivement. C'est cet ordre, dis-je, qui me fait sourire, et me semble plus proche des bienséances de l'après-guerre que du protocole conservateur de 1939. Je souhaiterais alors qu'un document (un agenda du duc, par exemple) vienne à l'appui et, comme ce n'est pas le cas, je me dis qu'au mieux le père en a parlé au fils. En d'autres termes, l'anecdote de Churchill ceint de sa serviette et lisant cette lettre au sortir du bain, plus encore le propos du duc souhaitant qu'il succède à Chamberlain, m'inspirent non point des déductions hâtives mais un profond scepticisme ; c'est là un scène convenue et attendue, fortement suspecte comme telle mais heureusement pas très importante. J'aurais pu en effet être encore plus clair en précisant que la lettre figurait dans les pages indiquées du livre.
Question : Page 238, vous évoquez le goût prononcé de Churchill pour l'alcool et vous le décrivez rapidement errant "en peignoir à la recherche d'un bain chaud" aux 'Muguet(s)'. Comment, alors, porter crédit aux récits ultérieurs ?
Réponse : Je fais preuve devant ses mémoires du doute le plus méthodique possible, non point tant en raison de son intempérance (j'aimerais avoir sa mémoire et sa présence en buvant le dixième de lui !) que des impératifs politiques qui lui font ménager Pierre ou Paul. D'une façon plus générale, je pratique devant tout document un doute méthodique et suis pris d'une frénésie de recoupement !
Question : Page 393, vous reconnaissez que "nous sommes très mal renseignés sur les approches que tente alors l'Allemagne en direction du Kremlin". Vous envisagez que "des archives essentielles" dorment sans doute en Russie ou en Suède. En l'absence de document(s), vous faites en particulier référence aux "propos de table transcrits par des secrétaires sur ordre de Martin Bormann". Est-ce sufffisant ?
Réponse : A l'impossible nul n'est tenu, mais je fais observer qu'au possible l'historien, en revanche, est absolument tenu. Le lecteur doit être aussi sévère avec lui qu'une mère de famille à l'ancienne quand un enfant laissait dans une assiette la moindre miette comestible. Ainsi, les propos de table de Hitler, miraculeusement préservés, sont une voie royale vers des secrets d'Etat que nous allons pouvoir, suivant les recoupements possibles, pénétrer plus ou moins précisément. Dans l'été 1941, ils présentent, quand il est question des Soviétiques, des variations qu'on peut et doit rapprocher des événements militaires (un recoupement non avec des documents, mais avec des actes et des événements), pour faire l'hypothèse que, plus le morceau se révèle dur à avaler, plus les ambitions se restreignent et le désir d'une paix de compromis grandit. Après, on trouve ou pas des recoupements textuels : il y en a un certain nombre. Mais le choix de prendre l'Ukraine avant Moscou, qui détermine de terribles disputes d'état-major autour du 20 août, est-il dicté, dans le cerveau de Hitler, par le souci de s'assurer ce territoire avant les pourparlers ? Cela reste une possibilité, sans plus, au stade actuel de mon information et de ma réflexion.
Question : Au-delà de ces quelques exemples, finalement, pour un sujet aussi complexe sur une période aussi controversée, comment voyez-vous le statut des documents de référence ? Les hiérarchisez-vous ? Considérez-vous qu'ils sont tous du même pied ? Pensez-vous que de nouvelles pièces puissent émerger dans les prochaines années ?
Réponse : Sur le dernier point, ô que oui ! J'ai souvenance d'un historien qui, interrogé de la même façon par une chaîne de radio il y a une vingtaine d'années à l'occasion d'une ouverture d'archives permettant de préciser un point quelconque, répondit qu'il n'attendait plus rien d'essentiel, concernant la Seconde guerre mondiale. C'est là une erreur révélatrice, procédant de l'idée que l'ouverture des archives allemandes dès Nuremberg, puis des anglaises et des américaines après 1970, avaient permis de faire le tour des questions importantes. Cette personne n'attendait rien du versant soviétique ... et là je lui donne plutôt raison -on n'a pas appris grand-chose- sur les questions essentielles, qui ne fût largement discernable grâce aux documents des autres pays. Mais il reste la pratique nazie du secret, passant notamment par la consigne de ne rien écrire, et, plus généralement, le style écrit et surtout oral de Hitler, rempli de formules sibyllines qu'il faudra encore scruter longtemps ; et le fait que petit à petit les ennemis de l'Allemagne, Britanniques avant tout, se sont adaptés et ont commencé à duper Hitler selon ses propres méthodes. Voyez, dans le livre, l'exemple du télégramme de Lequio (14 mars 1941, p. 351) : l'ambassadeur anglais à Madrid et vieux compagnon de Chamberlain, Samuel Hoare, raconte à un émissaire allemand qu'il forme un gouvernement pacifiste pour remplacer celui de Churchill et compte aboutir prochainement. Cette archive est, pour l'instant, unique, mais déjà très éloquente : puisque justement les très nombreux documents qui montrent comment Hoare exécutait sa mission ne disent jamais rien d'approchant, il est certain qu'il s'agit d'une intoxication et la structure du pouvoir britannique montre qu'elle ne peut venir que de Churchill. Ce document a été publié en recueil en 1986 et n'avait, jusqu'ici, été exploité par aucun historien digne de ce nom. Preuve qu'il dérange. Je confesse que c'est ce qui m'attire. Non point par souci de démolir ce qu'on croyait, je suis comme tout le monde, j'ai besoin de mon confort intellectuel, et plus je crois les questions tranchées, mieux je me porte. Mais en tant qu'historien, il est de mon devoir de chasser sur des terres nouvelles et d'aborder des questions justement pas tranchées, ou plus compliquées qu'on ne croyait.
Merci François Delpla d'avoir répondu aussi nettement et présenté sans fard vos recherches. Amis lecteurs, à vous la parole.