La révolution militaire napoléonienne
Stéphane Béraud
L'auteur annonce dans son avant-propos que ces deux volumes constitueront, à terme, un ensemble plus large encore avec deux autres tomes à paraître (sur "Les combats" de la période 1805-1807 et sur "Les dysfonctionements ultérieurs") et il faut féliciter l'éditeur de s'être engagé, chose rare aujourd'hui, dans la publication d'une telle série. Stéphane Béraud précise par ailleurs qu'il souhaite présenter une synthèse de la 'révolution militaire napoléonienne', "à travers une analyse thématique des différentes disciplines de l'art militaire".
Dans ce premier livre, Stéphane Béraud s'intéresse tout particulièrement aux "Manoeuvres" et commence donc naturellement par décrire l'outil (le corps d'armée), plus les caractéristiques générales des guerres de l'empereur ("Une guerre continentale", la notion (un peu anachronique quand même) de "Projection de forces", ... à pied). On apprécie d'ailleurs dans cette partie, par exemple, le chapitre consacré à l'importance (prouvée par les documents) que Napoléon accorde tout simplement aux chaussures dont doivent être impérativement dotés les soldats avant le début d'une campagne. Il aborde ensuite dans la première grande partie la question des valeurs, de l'honneur, de l'idéal, sous le titre des "Motivations idéologiques" (chap. II), puis la fondamentale question de "La nouvelle donne logistique" (chap. III) avec en particulier les difficultés de l'artillerie, l'incapacité du secteur privé à fournir les moyens nécessaires à prix honnête et la militarisation progresive des soutiens, sans oublier le côté "obscur" : la maraude et le pillage (sévèrement réprimé) dans les villages traversés. Il revient dans une deuxième partie sur des notions importantes pour un chef militaire (planification, renseignement, préparation de la manoeuvre, couverture) et insiste sur le rôle et l'organisation de l'avant-garde avant de revenir longuement au corps d'armée, en illustrant son propos par l'exemple du corps de Lannes à Friedland. Le chapitre VI traite à la fois du commandement par l'empereur en personne (maison militaire, état-major), de la transmission des ordres et de leur compréhension par les échelons subordonnés (la critique des maréchaux interviendra peut-être dans un prochain volume ?). Enfin, la troisième et dernière partie s'articule en deux chapitres principaux autour de l'analyse des manoeuvres de diversion (chap. VII) et de la dislocation du centre de gravité de l'ennemi (chap. VIII), sur les arrières ou en position centrale. Au total, on a la confirmation d'un Napoléon qui prend en compte, sans l'exprimer toujours nettement, non seulement les échelons tactique et stratégique, mais aussi une sorte de "pré-opératif" à l'échelle d'une campagne dans son ensemble, conçue comme un tout dans ses différentes facettes, ce qui est à l'époque novateur.
Complété par de nombreuses cartes, des encarts, des organigrames et des tableaux, ce livre sera précieux pour tous les amateurs de l'épopée impériale. Certains pourront lui reprocher son côté très descriptif, mais c'est aussi cela qui fait les documents de référence auxquels on peut se reporter sans hésitation.
Le deuxième tome de cette Révolution militaire napoléonienne s'attache à "décrypter" la tactique générale, selon l'ancienne formulation, que Stéphane Béraud définit en introduction comme "l'emploi des différents moyens militaires lors de la préparation et de la conduite dela bataille".
Après avoir rappelé dans une première partie ce qu'étaient les batailles des siècles précédents et les évolutions tactiques apparues à la fin du XVIIIe s., l'auteur décrit par le menu "la bataille napoléonienne, résultante de la manoeuvre"; dans son tempo comme dans le rapport de force localement établi avec l'adversaire : Marengo, Austerlitz, Ulm, Iéna-Auerstaedt, Jonkowo et Eylau, Essling, Castiglione, Wagram sont ici successivement disséquées à travers plusieurs"filtres" : "La bataille imposée", "La bataille provoquée", "La bataille acceptée", "La défaite évitée", "la fixation des forces de l'adversaire", "L'attaque décisive", "L'exploitation et la poursuite" (à dire vrai, revenir à plusieurs reprises et à plusieurs pages d'écart sous différents angles sur les mêmes batailles exige du lecteur une grande faculté d'attention, au risque de se perdre). Enfin, la partie finale (qui est tout aussi intéressante que les précédentes, très "militaro-militaires" et "tactico-tactiques") traite de la "Représentation napoléonienne de la bataille", son utilisation à l'égard de l'opinion publique, son instrumentalisation par le texte et la peinture en particulier. Il s'agit bien là en effet d'une part importante de "La construction des légendes napoléoniennes".
Finalement, "la bataille séquentielle napoléonienne est une bataille qui peut être qualifiée de décisive dans la mesure où elle rompt avec les batailles linéaires d'attrition". Ce volume 2 bénéficie de la même mise en page soignée que le précédent (cartes nombreuses -77 !-, encarts, etc.) qui en facilite la lecture, et se termine par un utile "Glossaire de tactique générale napoléonienne" et une bibliographie critique.
Deux très intéressants volumes, pour lesquels ici ou là on peut émettre des analyses divergentes, mais solidement charpentés et argumentés, qui méritent de figurer en bonne place dans toute bonne bibliothèque.
Bernard Giovanangeli Editeur, Paris, vol. 1 = 2013 (rééd.), 351 pages, 35 euros ; vol. 2 = 2013, 383 pages, 28 euros.
ISBN : vol. 1 = 978-2-7587-0004-3, vol. 2 = 978-2-7587-0104-0.
L'auteur a bien voulu nous apporter quelques précisions :
Question : Pouvez-vous nous expliquer quel a été votre parcours et comment vous en êtes arrivé à rédiger ce monumental ensemble ?
Réponse : J’ai une formation de « généraliste pluridisciplinaire » (diplôme de l’Institut d’Études Politiques de Paris comprenant une formation en histoire, droit et économie) avec une appétence depuis toujours pour l’histoire militaire et la stratégie. Mes fonctions de cadre supérieur dans une institution napoléonienne (la Banque de France) ont développé mon intérêt pour la sociologie des organisations et pour toutes les questions liées aux techniques de prise de décisions. Mes loisirs (reconstitution napoléonienne en uniforme -je suis membre de l’association du Xe Escadron qui reconstitue l’unité des chasseurs à cheval de la Garde- et jeux de simulation militaire sur plateau ) stimulent mes convictions en faveur d’une histoire militaire vue tant à travers le prisme du « vécu du combattant » que de la « conduite des opérations ».
J’ai décidé de me lancer à la fin des années 1990 dans l’écriture d’ouvrages sur la stratégie napoléonienne en raison de l’abandon de ce domaine d’études par les universitaires français. J’étais à l’époque frustré par la pauvreté des ouvrages français sur le sujet. J’étais notamment marqué par l’absence de carte dans ces ouvrages. Pour pouvoir lire des ouvrages avec des cartes lisibles et esthétiques, il faut encore trop souvent se référer à des ouvrages anglo-saxons. Mon objectif était donc de fournir aux lecteurs une analyse critique thématique de la guerre napoléonienne. L’approche thématique vise à éviter le piège de la description chronologique qui dispense bien souvent de toute réflexion sur les causes des réussites ou des échecs des évènements militaires étudiés. Enfin, l’approche de mes ouvrages est largement cartographique car il me semble inconcevable d’élaborer un ouvrage de stratégie militaire sans carte. C’est pourquoi, je dessine moi-même les cartes, ce qui présente en outre l’avantage d’éviter toute contradiction avec le texte.
Question : Vous précisez en introduction que les années 1807-1808 constituent une sorte de rupture à partir desquelles apparaissent des « dysfonctionnements ». Pourquoi avoir retenu cette période et non pas une date plus proche par exemple de la campagne de Russie ?
Réponse : Dans l’introduction, je précise que les « années de gloire » étudiées dans ce volume 2 concernent la période 1805-1809. C’est la période durant laquelle, Napoléon parvient à conclure rapidement ses campagnes militaires par une « bataille décisive ». Cette bataille lui permet en effet d’atteindre ses buts de guerre en obligeant ses adversaires à accepter ses conditions de paix. Cependant, on peut observer des dysfonctionnements dans la machine de guerre napoléonienne à partir de 1808.
La première raison tient au déclenchement de la guerre d’Espagne qui draine une proportion de plus en plus importante des vétérans de la Grande Armée. Celle–ci est d’ailleurs dissoute à cette date et Napoléon ne retrouvera plus une armée avec des troupes d’une telle qualité. Il sera obligé de combattre sur deux fronts avec des troupes de plus en plus hétérogènes (cf. le recours à une part croissante de jeunes conscrits et d’étrangers pour les campagnes de 1809, 1812 et 1813). Une deuxième raison tient aux réformes, entamées au sein des armées coalisées, suite aux défaites subies lors des années 1805-1807. La campagne de 1809 voit l’entrée en scène d’une armée autrichienne modernisée sous l’impulsion de l’archiduc Charles, qui s’inspire notamment du modèle français pour expérimenter l’organisation en corps. Il ne parviendra pas à la débarrasser de ses travers traditionnels (comme la lenteur des mouvements), mais il réussira à infliger à Napoléon sa première défaite à Essling.
Question : Ne risque-t-il pas d’y avoir, en particulier en les volumes 2 (« Les batailles ») et 3 (« Les combats ») des répétitions ? Comment organisez-vous la distinction entre ces deux volumes (dont le dernier encore à paraître) ?
Réponse : Pour que le lecteur comprenne cette distinction, je dois préciser la logique générale de l’articulation des différents volumes. J’avais initialement l’intention d’écrire trois volumes pour analyser la révolution militaire : un premier volume sur l’opératique, un deuxième sur la tactique et un dernier sur la stratégie. J’ai commencé par l’opératique car c’est le compartiment de la guerre napoléonienne le plus révolutionnaire. C’est celui dans lequel la rupture est la plus importante avec la période précédente. Je devais ensuite traiter de la tactique qui découle de l’opératique avant de conclure par les facteurs stratégiques de l’échec du projet napoléonien.
Je vais conserver cette logique mais d’une trilogie, je passe à une tétralogie car j’ai décidé, pour des raisons pédagogiques et éditoriales, de diviser en deux volumes la partie tactique : le volume 2 qui vient de paraître traite de la « tactique générale » que je définis comme le déploiement des troupes et l’utilisation des armes dans la bataille. Ce volume est donc concentré sur la bataille, son articulation avec la manœuvre opératique, ses caractéristiques spécifiques par rapport aux batailles frédériciennes. Le prochain volume sera axé sur les combats définis comme des affrontements de moindre ampleur (ne pouvant pas aboutir à des résultats stratégiques) intervenant en dehors ou dans la bataille. Ce volume couvrira ce qu’on appelle généralement les tactiques d’armes avec des développements sur la coordination interarmes qui constitue un paramètre essentiel de la révolution napoléonienne. Alors que les deux premiers volumes sont marqués par une analyse reposant principalement sur « la conduite des opérations », le 3e volume adoptera une approche plus centrée sur « le vécu du combattant ».
Question : De toutes les batailles étudiées dans le volume 2, laquelle vous semble la plus caractéristique de « l’art de la guerre napoléonien » et pourquoi ?
Réponse : Il est difficile de désigner une bataille napoléonienne archétypique comme c’est le cas de la bataille de Leuthen pour les batailles frédériciennes. On ne peut en effet isoler la bataille de la manœuvre opératique qui la précède. En fonction de ce contexte opératique, je distingue la bataille « dans la manœuvre » de la bataille « en dehors de la manœuvre ». La première est une bataille imposée à l’adversaire qui se produit généralement à l’intérieur de l’espace de manœuvre défini au début de la campagne par Napoléon. La bataille d’Iéna constitue un bon exemple de ce modèle d’autant qu’elle donne lieu à une phase de poursuite caractéristique du continuum des opérations qui permet la dislocation des forces adverses. La deuxième est une bataille qui n’a pas pu être imposée à l’adversaire. C’est au contraire une bataille acceptée par ce dernier, sur un terrain et à un moment qu’il est en mesure de choisir. Cette bataille prend généralement la forme de ce que je qualifie de « bataille avec combinaisons », laquelle consiste en une succession de phases visant à provoquer, sur le plan de la tactique générale, un déséquilibre dans le dispositif ennemi que la manœuvre n’a pas pu créer sur le plan opératique. L’affrontement de Wagram, avec l’attaque de débordante de Davout puis l’attaque de rupture de Macdonald, est une bonne illustration de ce type de bataille.
Question : Finalement, l’empereur est à la fois le produit d’une époque antérieure, un grand capitaine de son temps et annonce une importante « descendance intellectuelle et militaire ». Quelle part de cet héritage vous semble particulièrement importante à retenir ?
Réponse : L’héritage militaire napoléonien est source d’ambiguïtés. Les lectures clausewitziennes, opérées par les écoles et états-majors militaires avant la première guerre mondiale, n’ont trop souvent retenu des campagnes napoléoniennes que le concept de bataille d’anéantissement. Dans le volume 2, je cherche à relativiser le rôle de la bataille. Celle-ci est un pilier essentiel permettant d’atteindre les buts de guerre mais elle est inséparable du pilier opératique. C’est la manœuvre opératique, détaillée dans le volume 1, qui détermine les conditions du succès et la portée des actions tactiques. Dans ce contexte, ce sont les actions morales fondées sur les opérations de surprise et de déception qui permettent de déséquilibrer le dispositif adverse plus que la destruction matérielle du gros des forces ennemies. Selon Napoléon, « à la guerre, les trois quarts des affaires sont des affaires morales ; la balance des forces réelles n’est que pour un autre quart ». On peut dès lors rattacher Napoléon à l’école de la stratégie indirecte plutôt que d’en faire le parfait représentant de l’affrontement tactique « du fort au fort » caractéristique du « modèle occidental de la guerre ». Il me semble donc que la principale leçon napoléonienne à retenir est la primauté donnée aux forces morales.
Question : Vous précisez en conclusion que vous souhaitez suivre une approche en termes « d’histoire totale ». Pourriez-vous préciser ce que cela signifie ?
Réponse : L’objectif de « La révolution militaire napoléonienne » est de présenter les ressorts des succès et revers militaires de Napoléon en associant toutes les disciplines concernées des sciences humaines. Les deux premiers volumes ont donné une large part aux analyses proprement militaires de la conduite des opérations dans le champ de la stratégie opérationnelle et de la tactique générale. Le troisième volume complètera ces analyses par des approches sociologiques et anthropologiques en mettant l’accent sur la vie quotidienne et les motivations du combattant napoléonien.
La perspective sera élargie dans le quatrième volume : ce dernier volume traitera à la fois des dysfonctionnements opératiques et tactiques mais également de l’échec stratégique final. Pour expliciter ce dernier thème, j’ai l’intention d’étudier les buts de guerre impériaux et les initiatives diplomatiques mises en œuvre. Je présenterai la géopolitique napoléonienne avec une analyse notamment de la stratégie maritime. Les facteurs économiques et commerciaux seront bien sûr également pris en compte. Enfin, la question déterminante du financement des guerres permettra de comparer les politiques fiscales et les politiques d’endettement public suivies à cette époque en France et en Angleterre. Au terme de ces quatre volumes, le lecteur devrait disposer d’un panorama complet de tous les compartiments de la guerre napoléonienne.
Bravo pour cette belle entreprise, et surtout plein succès dans vos travaux.