Albert Bernard
Contrairement à ce que pourrait laisser croire son titre et la photo de couverture, ce volume ne se limite pas à raconter quelques années de la vie d'un subordonné de Bigeard (qu'il appelle "le patron", ou plus simplement à partir de son indicatif radio "Bruno"). en Algérie. Albert Bernard, radio du capitaine commandant la 4e compagnie du 3e R.P.C., revient en fait sur toute sa vie et ses "quasi-mémoires" valent autant par la description qu'il peut donner de "sa" guerre d'Algérie que par le récit qu'il fait de son existence après son retour dans l'hexagone.
Sur un peu plus de 510 pages, la carrière militaire du parachutiste de 1ère classe Bernard s'étend des pages 47 à 236. L'auteur évoque les opérations auxquelles il a participé entre 1956 et 1958 (Djedida, Sirocco, les Aurès, Agounennda, Nomade, Timimoun, les deux batailles d'Alger, etc.). C'est la guerre "vue du bas" au niveau qui était le sien. Il rapporte ce qu'il a vu, entendu, compris des événements avec un regard particulier, celui d'un jeune métropolitain dont la famille est totalement étrangère aussi bien à l'Algérie qu'à l'institution militaire. Il parle ainsi du matériel dont il dispose et porte sur ces équipements le regard précis de l'utilisateur. A propos de l'expédition de Suez, à laquelle Bigeard ne peut pas personnellement participer car il a été blessé dans un attentat quelques semaines plus tôt, il raconte le départ puis l'installation à Chypre, et son désappointement lorsque le 2e RPC puis le 1er REP sont engagés mais que le "3" reste l'arme au pied à Limassol. Les propos sont sans doute ceux qui courraient dans les popotes des compagnies: " Lorsque les Russes apprennent que le régiment de Bigeard va sauter sur le canal, ils n'hésitent pas à menacer d'intervenir eux-mêmes depuis Moscou. Quelle réputation !". Lorsqu'il évoque en deux pages la question de la torture, c'est essentiellement pour reprendre les ordres donnés par son chef de corps "de pratiquer des interrogatoires humains" et pour rappeler les massacres antérieurs commis par le FLN, dont "les photos n'ont jamais été montrées en France, elles sont trop atroces". C'est au sujet de l'état d'esprit, de l'ambiance créée, voulue et entretenue par Bigeard dans son régiment que les propos de l'auteur sont sans doute les plus touchants. Ils irriguent d'ailleurs l'ensemble du livre et les devises, les expressions-choc, les formules du colonel parachutiste vont marquer le jeune Savoyard pour toute sa vie (Etre et durer, Croire et Oser, Avec le sourire, etc.). Il revient également à plusieurs reprises sur une distinction qui lui semble importante : bien que sa carrière militaire n'ait pas été beaucoup plus longue que celle de ces (r)appelés qu'il voit cantonnés dans des missions statiques et sans gloire, il était, lui, un engagé appartenant à un régiment d'élite qui a parcouru le pays d'une opération à l'autre.
Si elles ne traitent plus des questions opérationnelles, les deuxième et troisième parties du livre (pp. 238-332 et 333-418) n'en sont pas moins intéressantes, bien au contraire. Marié en Algérie en décembre 1958 et installé avec sa jeune épouse dans le quartier de Saint-Eugène, il va vivre comme employé civil de la société d'Electricité et Gaz d'Algérie (EGA) tous les évènements qui se succèdent jusqu'en 1962. Tour à tour, sont évoqués à partir de ce nouveau point de vue le plan de Constantine, le plan Challe, la "Paix des Braves", les unités territoriales d'autodéfense, les amicales des anciens paras, la vie quotidienne d'une famille européenne ordinaire dans un environnement de plus en plus dangereux. Le titre donné au chapitre suivant, "La grande trahison", rend bien compte de la manière dont cette population va se sentir abandonnée par le général de Gaulle : l'insécurité croissante, la semaine des barricades, le putsch d'avril 1961, la naissance de l'OAS, les accords d'Evian, le blocus de Bab-el-Oued sont ainsi présentés à travers le regard d'un chef d'équipe de l'EGA : "Dans les grandes villes, tout le monde est 'OAS', c'est-à-dire, tout le monde est pour le maintien de l'Algérie française ... Non, moi non plus je ne veux pas partir, ni quitter mes copains ... Qu'il s'agisse des Pieds-Noirs, ou de ceux qui se sont installés récemment en Algérie, personne ne veut partir".
C'est pourtant ce à quoi il doit se résoudre dans l'urgence à la fin du mois de juin 1962. Abandonnant sur place tout ce qui fait sa vie quotidienne, il est quasiment exfiltré en moins d'une journée sur un vol militaire à destination de la métropole avec sa femme et ses enfants, grâce à l'aide d'un lieutenant du 3e RPIMa, et retrouve sa Savoie natale. Dans la troisième partie du livre, le lecteur va suivre pas à pas la difficile "reconstruction" d'un avenir familial et professionnel dans cet hexagone souvent hostile aux "Rapatriés" : "L'accueil qui nous est réservé n'est pas fameux lorsqu'on apprend que nous sommes des Pieds-Noirs, c'est-à-dire des gens suspects". Tout n'est pas alors d'un égal intérêt, mais ce récit montre un homme profondément déterminé, dur au labeur, qui mène de front deux, voire trois, métiers (employé de gaz de france, horticulteur amateur, éleveur) pour pouvoir construire sa propre maison et élever sa famille, tout en s'investissant dans la vie associative locale afin d'être d'abord, tout simplement, accepté et intégré. Quelques pages sur ses dernières rencontres avec "Bruno" lorsque celui-ci est appelé au gouvernement par Giscard d'Estaing, sur l'Union nationale des parachutistes et l'Union nationale des combattants, sur la commémoration du 19 mars, "une date qui fait polémique" ("Pour ma part, je ne participe pas aux commémorations du 19 mars et du 5 décembre, mais je me recueille devant le monuments aux morts le 8 mai et le 11 novembre, en pensant tout particulièrement à mes camarades tombés au combat à mes côtés en Algérie") mènent à une brève conclusion suivie de quelques annexes.
Au bilan donc, plus qu'un Nième ouvrage sur la guerre d'Algérie, ce livre se révèle être un témoignage sur une expérience humaine, individuelle, pendant la seconde moitié du XXe siècle, dans des circonstances parfois dangereuses, parfois troubles, souvent matériellement difficiles, avec les qualités et les défauts de ce type de publication. En filigrane, au fil des références et citations, on retrouve la marque qu'un chef de corps a su imprimer à ses subordonnés, lesquels s'en souviennent respectueusement et amicalement vingt, trente ans plus tard. Bigeard l'entraîneur d'hommes est en effet présent en fil d'Ariane et clef de compréhension tout au long du livre. Certaines phrases peuvent être considérées comme "brut de fonderie", certaines observations peuvent paraître hâtives, approximatives ou partiales, mais elles rendent compte de l'état d'esprit, de l'émotion et des pensées d'un "petit", d'un "sans grade", qui s'est toujours efforcé de vivre dignement et a voulu transformer ses valeurs et principes en réalisations concrètes. L'exemple est assez significatif pour justifier une lecture critique attentive.
L'ensemble est complété par trois "cahiers-photos" qui illustrrent les différentes étapes de la vie de l'auteur et les principales parties du livre, et qui se terminent sur les clichés pris en 2010 aux Invalides lors de la cérémonie en mémoire du général Bigeard.