Croire en l'histoire
François Hartog
Ce petit ouvrage par son format n'en est pas moins important sur le plan de la réflexion et des idées. Constatant que l'histoire n'est plus, comme au XIXe siècle, le mode privilégié d'explication et de compréhension du monde, François Hartog s'interroge sur le sens et la place prise par la vague des commémorations mémorielles qui semble nous submerger depuis une quarantaine d'années. Il fait à partir d'une analyse très savante, entre philosophie et éthique.
Le livre est construit, après une solide introduction qui évoque les évolutions dans le temps long et le rôle de l'historien, en quatre grandes parties séparées entre les 2e et 3e par un "intermède", inspiré par la comparaison entre deux tableaux ("Demeure pour l'historien de métier, en-deçà de cet horizon de fuite, l'inquiétante étrangeté de l'histoire, l'interminable compétition entre le voeu de fidélité à la mémoire et la recherche de la vérité de l'histoire") qui pose la question de "l'étrange familiarité de l'histoire". La première partie, "La montée des doutes", aborde la question essentielle, véritable fil rouge de l'ouvrage, de la place prise par la (les) mémoire(s) et l'impératif (nous aurions tendance à dire intellectuellement totalitaire) de "présentisme". La seconde, "Une inquiétante étrangeté", s'étonne des effets de mode dans les sujets traités par les historiens et s'inquiète en quelque sorte des manipulations auxquelles l'histoire est contrainte de participer. Le vocabulaire utilisé est (volontairement ?) souvent spécialisé, le discours intellectualisé, la première approche demande au "vulgus" de disposer d'un dictionnaire à portée de main pour comprendre certains phrases..., entre linguistique, philosophie, l'éthique et histoire, passant des auteurs les plus contemporains à Platon, Aristote et Saint-Augustin : "Ne peut pas être exorcisé le soupçon que l'histoire reste une nuisance pour la mémoire. Remède, poison ou les deux". Personnellement, je revendique le poison... Hartog, sur la base d'une ample et intime connaissance des textes anciens, multiplie les aller-retour entre l'Antiquité et la fin du XXe siècle, ce qui peut désarçonner un lecteur trop pressé. La troisième partie s'intéresse aux rapports, parfois conflictuels, entre l'histoire et le roman, évoque Hugo et Balzac, cite Milan Kundera et s'attarde sur les travaux de Chateaubriand (le "nageur entre deux rives") : "Si, avec le XIXe siècle, l'Histoire est bien devenue pour tous une évidence, les historiens et les écrivains ne s'en saisissent pas exactement de la même manière". Il revient ici sur les comités chargés, en 1916, de préparer les anniversaires victorieux des empereurs des puissances centrales pour 1918. Les "empereurs" d'aujourd'hui, finalement, n'agissent-ils pas de même, et parfois avec davantage de morgue encore ? Le récit mémoriel entonné sur tous les tons par les élites dominantes n'a peut-être changé que dans ses exemples particuliers, pas sur le fond... Le chapitre 4 enfin revient sur "les avatars du régime moderne d'historicité", avec la place des idéologies, le souvenir des révolutions, un "sens" de l'histoire qui n'est sans doute qu'une interprétation parmi d'autres, correspondant à une époque et à un besoin social. parmi les derniers auteurs cités dans la partie finale du volume, Braudel et Lévi-Strauss, ... il y a des références pires. Avec quelques constats assez tristes finalement : "Quand on peut tout voir, le danger est de ne plus rien voir du tout". Et à propos des "connected history", "shared history", "global history", "post-colonial" et autres "cultural studies", une référence à Hérodote "qui annonçait vouloir traiter à parité tout ce que les Grecs et les Barbares avaient accompli de grand" : "Qu'est-ce qui autorise celui qui se nommera historien à occuper cette position d'entre-deux et comment voir les deux côtés ?". Suffit-il de décentrer le regard ? Non, bien sûr. Et les productions récentes, qui oscillent entre réutilisation de mots et concepts anciens d'une part et réorientation intellectuelle et idéologique d'autre part, ne sont pas totalement satisfaisantes. L'histoire a été (et reste) en conflit avec les présents successifs, l'histoire a été (et reste) l'objet de réinterprétation et de récupération, victime d'effets de mode et d'évolutions plus solides, de heurts et de débats : peut-être est-ce à "l'antique registre de l'historia magistra" que nous faisons référence, "le registre de l'exemple, de l'imitation et du devoir-être", un registre que l'immédiateté et le présentisme ne peuvent comprendre, ni tolérer. "S'il y a une vie pour l'histoire après le concept moderne d'histoire, elle passe à la fois par la capacité de nos sociétés à articuler à nouveau les catégories du passé, du présent et du futur, sans que vienne à s'instaurer le monopole ou la tyrannie d'aucune d'entre elles". L'histoire, n'en doutant pas, reste tout à la fois indispensable et promise à un bel avenir.
Même s'il est parfois d'un abord un peu difficile (délicate litote pour certaines pages), il faut prendre le temps de le lire calmement, tranquillement, un peu comme nous pouvons réfléchir à un problème personnel, pour mieux saisir notre propre histoire... et appréhender ses utilisations mémorielles aujourd'hui.
Champs Histoire, Paris, 2016, 308 pages, 10,- euros.
ISBN : 978-2-0813-9299-1.