Les collabos de l'Europe nouvelle
Bernard Bruneteau
Les racines de l'idée européenne seraient-elles à rechercher, au moins en partie, dans les réflexions très diverses de courants collaborationnistes variés ? La question n'est pas nouvelle (plusieurs études récentes sur la technocratie et la planification l'abordent), mais Bernard Bruneteau sait aussi élargir son propos au-delà des seules caractéristiques économiques.
Dans cet ouvrage, publié pour la première fois en 2003 (et qui s'ouvre sur une citation des Cahiers politiques clandestins de la France combattante en 1943 : "Des idées fausses, sans que nous nous en rendions compte, ont acquis droit de cité auprès de nous. Je voudrais pourfendre ici un de ces monstres. Il se présente pourtant à nous sous des dehors séduisants, avec l'apparent appui de cautions fort bourgeoises. C'est de l'Europe que j'entends parler"), l'auteur nous brosse un ample tableau de l'histoire de l'idée européenne dans la période confuse de la Seconde guerre mondiale. Après avoir posé le cadre intellectuel de la France et de l'Europe à l'été 1940, Bernard Bruneteau en analyse les évolutions par domaine ou par thème. Il commence par "Le monde virtuel de la communauté économique européenn" (et oui, la formule est parfois employée dès l'époque), tout en prenant bien sûr en compte les besoins militaires du Reich comme puissance d'occupation et sans oublier (plus original) la prise en compte de l'Afrique dans ces réflexions ("Militants européistes sincères ou opportunistes sans référence, tous n'ont en effet qu'à puiser dans un large stock d'écrits et de réflexions qui, peu ou prou, sortent majoritairement de la respectable famille radicale-socialiste"). Comme quoi la circulation des courants de pensée peu parfois être étonnante... Il s'intéresse ensuite aux aspects culturels de cette même "Europe nouvelle", avec les efforts pour définir une civilisation occidentale dont les contours sont parfois difficilement à cerner entre germanisme et volonté de préserver une place éminente à la culture française traditionnelle. Dans ce chapitre, les lignes consacrées à la manipulation, l'instrumentalisation de l'histoire son tout à fait intéressantes ("Privilégier le mouvement de fond sur l'apparence, cultiver les affinités plus que les différences, telle est donc l'histoire rêvée pour l'éducation des citoyens de l'Europe future. Elle sera, assure Georges Albertini, une histoire totale"). Dans la troisième partie, il analyse les différents niveaux (ou les différentes perceptions) de ce discours européen, des tenants d'un ordre traditionnel où la France pourrait jouer un rôle en tant que telle à l'intégration communautaire pure et simple. La partie suivante s'efforce de renouer les liens dans une généalogie compliquée entre "les rescapés du briantisme", les pacifistes, les techniciens et les partisans parisiens des "forces nouvelles". La dernière partie tente une synthèse : "Pour ceux-ci (les plus fermes partisans de "l'Europe nouvelle"), l'avènement conjoint d'une Europe organisée et d'un Etat autoritaire ou pré-totalitaire semblait une réponse non seulement à des problèmes qui était la conséquence de l'Occupation, mais aussi à ceux d'une époque de leur vie où crise du libéralisme économique et crise de la représentation politique allaient de pair". La "modernité" est un mot très fréquemment utilisé, presque une obsession, pour les adeptes d'une forme de "socialisme européen" se proclamant souvent "révolutionnaire". L'auteur note enfin qu'en ce sens l'européisme presque irrationnel des collaborateurs se démarque du renouveau technocratique ("post-démocratique") des années 1950, l'Europe "des petits pas sectoriels" de Jean Monnet et de ses héritiers.
Un livre dont certains chapitres peuvent parfois sembler un peu longs, mais qui offre un très large panel de citations et de références. Et surtout une plongée très précise dans les références intellectuelles d'une série de courants collaborationnistes.
'Biblis', CNRS éditions, 2016, 468 pages, 12,- euros.
ISBN : 978-2-271-09022-5.