Journal intime
Saint-Pétersbourg, Moscou, Berlin, Mandchourie
Baron Ludwig von Knorring
Le baron Ludwig von Knorring appartient à ces familles d'ascendance germanique (balte) qui servent le tsar. Il a rejoint la carrière diplomatique et son Journal s'ouvre sur un entretien avec son ministre, en décembre 1903, au cours duquel il rend compte de la volonté japonaise d'entrer prochainement en guerre contre la Russie, avant d'être invité à "reprendre sa vie oisive". Le ton est donnné.
Avec l'apparent détachement que donnent une solide éducation et une réelle aisance financière, ce diplomate nous raconte son quotidien, mais aussi nous en apprend beaucoup sur la réalité et le fonctionnement de la diplomatie de l'empire. De l'incompréhension de la situation par Nicolas II (qui parle en 1904 de "cette stupide soi-disant guerre avec le Japon") aux manoeuvres de la Cour après la révolution de 1905 ("Malgré l'immense charme personnel émanant de notre Auguste Souverain, il est bien à craindre que rien ne puisse marcher, grâce à Son caractère qui, hélas, n'est pas fait pour la haute mission que Dieu Lui a confiée"). Au fil des pages, des soirées, des cérémonies, des invitations, il croise tous ceux qui comptent dans l'empire, grandes familles, ministres et politiques, membres de la famille impériale. A chaque fois, l'indication de la rencontre est suivie de quelques lignes précisant le contenu des conversations et se terminant par un commentaire sur la pertinence de telle ou telle observation. On dispose ainsi que témoignages ponctuels sur la façon dont la guerre russo-japonaise est comprise et perçue dans la capitale russe, sur l'extrême sensibilité des relations avec l'Allemagne, sur l'inquiétude qui se manifeste à propos du Royaume-Uni, sur les courants d'évolution à l'oeuvre dans les provinces Baltes et en Finlande. Les conversations entre grands de l'empire (toute la haute noblesse russe passe devant nous) au Yacht-Club, avec ses petites passions partisanes mais aussi ses soucis caritatifs au bénéfice des soldats. Certes, le moindre "incident" touchant à l'ego de tel ou tel est souvent monté en épingle, mais cela aussi fait partie de la réalité quotidienne pour ces familles, du côté russe comme du côté allemand ; et l'on assiste aussi aux conversations discrètes en dehors des sièges officiels de l'autorité pour nouer des alliances ou pour calmer des inquiétudes, politiques, diplomatiques, économiques et financières, et ou l'on suit de curieux processus décisionnels : "De chez (l'amiral) Abaza, les télégrammes (chiffrés) vont chez l'empereur d'où, après un certain laps de temps, ils sont retournés à Abaza par lequel ils sont censurés et seulement après cette opération transmis à l'état-major de la marine". Le baron von Knorring reste d'une grande lucidité (à plusieurs reprises à propos de la poliique russe en Finlande) et ne s'illusionne pas au sujet de la plupart des dirigeants influents : "Je trouve la grand-duc Alexis qui est très gai, comme si de rien n'était, et c'est pourtant grâce à son incurie que notre flotte est dans l'état pitoyable où elle se trouve". Il fait également le récit, par témoins interposés, de l'interminable croisière vers l'Extrême-Orient de la flotte russe du Pacifique (débuts de révoltes, attitudes des Français et des Britanniques, etc.), jusqu'au désastre de Tsushima. De même, on assiste, de loin d'abord, à la révolution de 1905, aux propositions de réformes institutionnelles, à leur proclamation puis à leur ... non application et à la dissolution de la Douma.
En résumé, un tableau passionnant de la haute société russe au début du XXe siècle, qui rencontre ponctuellement la famille impériale sans faire partie du premier cercle de la Cour, qui est "aux affaires" tout en pouvant se permettre une luxueuse vie privée, qui assiste à un lent naufrage, en a en quelque sorte conscience mais s'illusionne sur la capacité de résistance du système, qui s'inquiète de l'éventuel mariage de telle ou telle princesse mais ignore à peu près tout des conditions d'existence de l'immense majorité de la population. La solide réputation des éditions des Syrtes concernant les ouvrages sur le "monde russe" ne peut qu'être confirmée par cette belle publication. Une lectue indispensable pour quiconque s'intéresse aux dernières (difficiles) années de l'empire des tsars.
Editions des Syrtes, Paris, 2016, 273 pages, 20,- euros.
ISBN : 978-2-940523-36-8.