Extension du domaine de la guerre
Pierre Servent
Voilà un essai qui "colle" à l'actualité, tout en s'efforçant de prendre du recul. Journaliste, réserviste, communicant, Pierre Servent a publié plusieurs ouvrages de nature différente sur des thèmes politiques ou militaires (dont un récent Von Manstein, ici) et nous propose ainsi une sorte de bilan, ou de panorama des difficultés stratégiques auxquelles nous sommes confrontés.
Le constat de départ, dans l'avant-propos, est simple : "Daech est l'enfant naturel de Bush fils, de son équipe de faucons obscurantistes et de leur désastreuse politique en Mésopotamie. Ils ont ouvert avec inconscience la boite de Pandore. Maintenant, il faut assumer et lutter contre un cancer à propagation rapide qui finirait presque par faire passer al-Qaida pour une maladie bénigne". La formule est un peu brutale, mais elle est complétée par les différents paragraphes qui suivent, avec en particulier ce mot : "Nos sociétés sophistiquées et empressées réapprennent le temps long. Pour reprendre l'expression imagée du général Didier Castre, sous-chef d'état-major en charge des opérations: "Il faut abandonner les chronomètres et revenir aux calendriers décennaux", et il évoque une nouvelle "guerre de Trente ans". Et quelques chiffres significatifs, dont celui-ci : "En janvier 2015, pour venir à bout de seulement trois terroristes -dix-sept morts à leur actif-, il a fallu mettre en ligne trois cents soldats d'élite de la gendarmerie et de la police et plus d'un millier d'hommes et de femmes en appui... C'est l'équivalent de deux régiments actuels... Deux régiments pour trois terroristes non spécialistes du combat urbain". La guerre est donc bien de retour, et il n'est pas certain que nous y soyons prêts. En trois grandes parties, Pierre Servent présente d'abord rapidement les difficultés stratégiques auxquelles nous sommes confrontés (crise économique et financière, Sahel, Ukraine, Levant), puis il s'intéresse ensuite au fondamentalismes qui nous entourent, le musulman certes, mais aussi le messianisme américain (et ses oeillières), contexte dans lequel la politique identitaire grand-russe de Poutine n'est pas, pour le moins, un facteur d'apaisement : "En 2015, les avions de combat russes sont bénis par les popes orthodoxes avant leur départ pour la Syrie". De même, le "sultan" Erdogan semble de plus en plus à la recherche "des mânes de l'ancienne puissance ottomane", tandis que l'Iran et Israël s'agitent aux portes de la Syrie, où les minorités s'auto-organisent. L'auteur s'intéresse ensuite longuement à la construction d'un "Etat islamique" à cheval sur l'Irak et la Syrie, à sa nature de "proto-Etat", à ses revenus, ses forces, ses objectifs, sa propagande. Dans une troisième partie enfin, Pierre Servent aborde les différentes facettes du dossier, qui font "le bel avenir de la guerre" et les menaces qui pèsent sur la paix mondiale (et européenne en particulier), dont l'Algérie et la Chine. Deux thématiques sont alors développées : les guerres spéciales et invisibles (forces spéciales et qualité des individus, technologie, obsession de la réactivité, etc.) et la guerre des valeurs ("Cette poussée salafiste est alimentée depuis longtemps par le wahhabisme des Saoudiens") face au prosélytisme obscurantiste des monarchies pétrolières et aux "revendications identitaires de combat". La fin du livre est plus conforme au discours général sur les relations avec les musulmans, avec ce constat sur "Mère Thérésa en uniforme", la figure du soldat dans "une société compassionnelle et lacrymale" : "Plus l'armée était adulée dans les sondages, plus elle était inconnue des Français"... Pierre Servent renoue pour conclure avec l'idée d'un service national, dont un mois strictement militaire essentiellement encadré par des réservistes, et envisage l'hypothèse de la création d'une garde nationale, "relevant du ministère de la Défense, (qui) pourrait soulager les effectifs de l'armée engagés dans les opérations de type Sentinelle". Le débat est ouvert.
Un essai qui suscite autant de réflexions que d'objections ou de questions, puisqu'il est centré sur le coeur de nos difficultés actuelles. Un texte qu'il faut lire tranquillement pour aborder l'une après l'autre les différentes pistes proposées.
Robert Laffont, Paris, 2016, 304 pages. 19,50 euros.
ISBN : 978-2-221-19122-4