La Grande Guerre des sciences sociales
Frédéric Rousseau (Dir.)
Préfacé avec beaucoup de finesse et de mesure par Jules Maurin ("L'histoire est toujours complexe et changeante, évolutive"), ce volume collectif propose une série d'études sur des thémes relatifs à des groupes particuliers ou à des situations ponctuelles pendant la Grande Guerre, sous l'angle des sciences sociales.
Nul ne songe plus à nier aujourd'hui l'intérêt objectif et l'importance de l'apport des sciences sociales dans l'analyse et la compréhension de la Première Guerre mondiale, dont l'ampleur (dans toutes ses facettes) n'a pu qu'entraîner des échos et des répercussions sur le corps social tout entier, à des degrés divers dans l'espace et dans le temps puisque celui-ci est tout sauf monolithique. L'ensemble des études montrent ainsi le côté "kaléïdoscopique" des situations individuelles, bien différentes de la "vulgate moyenne" sans cesse répétée, souvent insatisfaisante pour le chercheur qui en connaît et décrypte la diversité des éléments constitutifs. Ainsi, qu'il s'agisse des rapports entre les soldats germanophones et et tchéco-slovaques dans l'armée austro-hongroise, de la questions des mutineries de 1917, de la réorganisation du service de santé militaire en 1915, de la micro-histoire à l'échelle d'un département (l'Aisne) ou de la représentation des infirmières, il existe bien un discours commun (au sens de "pensée commune", de plus petit commun dénominateur) qui témoigne de la reconstruction mémorielle depuis l'entre-deux-guerres de ce que furent ces situations dans la réalité du temps. Ou du moins de ce que furent parfois ces situations, ou certaines de ces situations. L'indispensable prise en compte critique des témoignages ne peut pas conduire à simplement rejeter, ou à condamner, comme socialement marqués ceux des élites. Celles-ci existent, exercent des responsabilités, prennent des décisions qui engagent les "petits", constituent également des groupes identifiables aux réseaux enchevêtrés, et leurs récits apportent aussi un éclairage sur ce qu'était, dans sa diversité et sa complexité, à la fois la société du temps et les processus de prises de décision (ici plus rapidement condamnés que développés, cf. les pages sur l'organisation du SSM). Il en ressort que la prise en compte des données des sciences sociales apportent une importante plus-value à la compréhension de la période, mais sans exclusive et en ancrant toujours l'analyse dans ce qu'était l'époque. Car, à tout prendre, est-il surprenant alors que se multiplient les pertes que l'image de l'infirmière soit magnifiée à la fois à titre individuel par un soldat blessé et collectivement par les autorités publiques dans leur ensemble ? Faut-il s'étonner que les difficultés de l'Intérieur aient des échos sur le front, que les refus d'obéïssance interviennent au moment où la situation sociale est très tendue à l'arrière et que les correspondances rédigées aux armées évoquent les inquiétudes et la lassitude des familles devant une guerre qui n'en finit pas ? Pour autant, l'infirmière telle que l'attend et que l'espère le blessé n'est-elle pas aussi cela ? Et le style de commandement personnel de tel ou tel chef comme la situation opérationnelle locale de telle ou telle unité pèsent-ils moins dans le développement des refus d'obéïssance ? Le même individu s'exprime-t-il de la même façon dans l'intimité et en public ? Exprimera-t-il la même opinion un ou deux ans plus tard ? Ce que peut penser le jeune homme de 20 ans célibataire est-il du même ordre que les réflexions du père de famille de 35 ou 40 ans ? En toute chose donc, prise en compte de l'hétérogénéité des situations particulières et prudence face aux généralisations.
En s'appuyant en particulier sur des témoignages très divers, ce volume permet donc souvent d'aller au-delà des apparences et d'approcher une forme, ou une partie, de la réalité. Sans exclusive : la seule permanence dans toute guerre reste l'homme (au sens générique du terme, bien sûr), avec ses convictions personnelles et ses peurs souvent non-dites, immergé dans un contexte particulier.
Athéna éditions, Outremont (Canada), 2014, 295 pages.
ISBN : 978-2-924142-20-2.
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