De Weimar à Vichy
Les Juifs d'Allemagne en république
1918 - 1940 / 1944
Dorothea Bohnekamp
Comment les Juifs allemands ont-ils vécu les années d'entre-deux-guerres (et ont-ils pu s'illusionner sur leur intégration) au sein de la nouvelle république de Weimar avant d'être "broyés par la roue d'une histoire qui les entraîne irrésistiblement vers l'abîme", tel est le thème de cet ouvrage de recherche.
Partant du constat que la république de Weimar constitue pour les Juifs allemands "l'aboutissement d'un processus d'émancipation" et d'intégration à la vie publique nationale (du moins est-ce comme cela qu'elle est perçue par les intéressés), l'auteure suit leur parcours collectif de la fin de la Première Guerre mondiale à l'exil de milliers d'entre eux en France dans la deuxième moitié des années 1930, puis à leur livraison au Reich par le régime de Vichy à partir de 1941. Poursuivis dès la fin de la Grande Guerre dans certains milieux par l'image de "l'embusqué", les Juifs sont "conscients que les autorités militaires et l'opinion publique auraient besoin d'un bouc émissaire", au point qu'il devient nécessaire dès le début des années 1920 d'organiser des groupes d'auto-défense. Quelques grands noms de la politique allemande viennent alors de la communauté juive (comme Walther Rathenau, et l'on sait comment il finit), et Dorothea Bohnekamp observe que, s'ils sont effectivement relativement nombreux dans les premières années, "la proportion des Juifs commença à diminuer au milieu des années 1920", dans la magistrature comme à l'université. Le fossé se creuse au début des années 1930, avec l'anti-parlementarisme croissant de franges plus larges de la population, puis la crise économique qui "sapait les bases de la jeune et encore fragile démocratie allemande". La défense de la république devient synonyme de la défense des citoyens juifs : seuls les mouvements sociaux-démocrates conservent irréductiblement cette orientation, pourtant il existe aussi des mouvements juifs plus "nationaux" ou "conservateurs" qui sont longtemps proches des thèmes de la droite allemande. La situation est d'ailleurs compliquée par l'arrivée de très nombreux Juifs réfugiés d'Europe orientale, socialement fragiles et très souvent mal intégrés par rapport aux communautés plus anciennes, qui ne se distinguent plus, même sur le plan vestimentaire, de la population allemande "de souche". L'antisémitisme traditionnel fait alors un retour en force dans de nombreux milieux sociaux (alors que le parti national-socialiste reste encore minoritaire). Les succès électoraux régionaux et nationaux du NSDAP à partir de 1931-1932 sont suivis par une multiplication des actes antisémites violents, et les parlements des Etats fédérés deviennent autant de tribunes pour les nazis et leurs alliés. Le chapitre 5 tente d'établir un bilan de "l'influence" juive sur la culture et la vie publique allemandes, puis le suivant suit leur parcours d'exil en direction de la France, dont la représentation idéalisée se heurte parfois à la réalité de l'accueil, à une législation contraignante et à des conditions de vie difficiles. Pour une grande partie d'entre eux, ils ne font d'ailleurs que transiter par la France, avant de poursuivre vers d'autres destinations. Le dernier chapitre revient sur le rôle de l'Etat français dans l'emprisonnement (dans des conditions peu honorables) des Juifs allemands réfugiés sur le sol français, et leur livraison aux services nazis pendant l'occupation.
Un livre intéressant, dans la mesure où il creuse la question de la situation des Juifs allemands dans leur pays avant l'accession au pouvoir du parti nazi, dont la démonstration est soutenue par de très nombreuses citations et s'appuie sur de multiples références. On a toutefois par moment le sentiment que l'auteure force un peu le trait pour faire coller tous les faits à ses idées, la communauté juive étant très vraisemblablement, plus que les autres sans doute (et elle le montre elle-même à plusieurs reprises), fragmentée, divisée, et la société allemande étant tout à la fois traumatisée et inquiète. Il n'est pas certain qu'il y avait là une sorte de fatalité générale et inéluctable. Toutefois, Dorothea Bohnekamp identifie très justement des traces anciennes, qui permettent de recontextualiser bien des évolutions de l'Allemagne de l'entre-deux-guerres.
Fayard, Paris, 2015, 298 pages, 22,- euros.
ISBN : 978-2-2136-4286-4.