La France et le procès de Nuremberg
Inventer le droit international
Antonin Tisseron
Avec ce livre extrêmement riche et dense, Antonin Tisseron apporte une contribution résolument nouvelle à notre connaissance des conditions du jugement des principaux criminels de guerre nazis.
Jeune chercheur déjà particulièrement affûté et auteur de plusieurs études remarquées pour différents centres de recherche, Antonin Tisseron nous propose ici une version remaniée de sa thèse de doctorat. Alors que le procès de Nuremberg n’est généralement traité qu’en quelques lignes pour indiquer qu’il constitue l’événement fondateur du droit international moderne et que l’on cite au mieux les peines rendues à l’issue, l’auteur reconstitue toute l’histoire de la mise sur pied et du fonctionnement de ce tribunal militaire international. La première grande partie s’intéresse aux origines identifiées du procès, qui remontent aux années 1941-1942, et aux débats extrêmement vifs entre Alliés sur le sort qu’il convient de réserver aux dignitaires nazis après la victoire : fusillés ou jugés ? Et si jugés, sous quelle forme ? Dans ce domaine la position de la France (libre puis combattante) est à la fois atypique et attendue. Avec René Cassin, les quelques hommes initialement en charge de ces questions sont singulièrement démunis de moyens (situation qui va perdurer jusqu’au procès lui-même, surtout par rapport aux Anglo-Saxons) et Antonin Tisseron nous présente de détail d’une organisation juridique très largement méconnue de la France Libre et du gouvernement provisoire de la République. Il n’empêche que « la France est le premier pays prêt à soumettre à la Commission des crimes de guerre des Nations-Unies une série d’affaires » dès février 1944. Il ne faut toutefois pas se leurrer et au printemps 1945 lorsque cessent les opérations militaires la position de la France reste fragile dans la communauté internationale, les dossiers présentés sont au total « peu nombreux » et « de piètre qualité ». Le chapitre 4 pose en particulier la question de la « justice des vainqueurs » et du jugement de la « guerre d’agression », sujets sensibles dans la mesure où l’histoire est largement écrite par les vainqueurs alors que ces derniers ne sont pas d’accord entre eux. La seconde partie traite du déroulement du procès lui-même avec la présentation de la délégation française, le rôle des principaux personnages, leur(s) attitude(s) -et parfois désaccords- sur le traitement juridique des dossiers, les difficiles questions des résistances nationales et du génocide juif, l’objectif réel poursuivi (« simples » condamnations de crimes ou leçons générales de respect de la dignité humaine), etc. On assiste ainsi aux débats qui entourent la peine plus ou moins « honorable » à infliger à Goering : fusillé ou pendu… De même en quelque sorte pour Doenitz, et l’on entend l’un des juges dire que, somme toute, « l’amiral américain Nimitz a conduit la guerre de la même manière dans le Pacifique ». Et l’on s’aperçoit une nouvelle fois au fil des cas individuels ensuite discutés que Soviétiques, Français et Anglo-Saxons ont une approche fondamentalement différente de ce procès et de son caractère ultérieurement « éducatif » pour les générations futures, position qui peut varier selon que l’inculpé soit par exemple civil ou militaire. Cette partie est également l’occasion pour l’auteur de comparer les procédures françaises et anglo-saxonnes (plus ou moins accusatoires, rôle des témoins, etc.). La petite délégation française n’est d’ailleurs pas monolithique et les divergences sont fréquentes entre ses membres. Antonin Tisseron tire alors les enseignements des innovations et nouveautés juridiques induites par ce procès extra-ordinaire au sens littéral du terme. La troisième partie est donc consacrée à l’héritage du procès de Nuremberg (jusqu’à la fin des années 1950), les difficultés très diverses rencontrées dans la publicité faite aux jugements, les efforts pour essayer d’uniformiser entre les différentes zones d’occupation les procès « secondaires » et les procédés de dénazification, les aspects particuliers de l’organisation judiciaire mise en place par la France dans les régions allemandes qu’elle occupe, la participation au procès moins connus organisés par les Américains entre décembre 1946 et octobre 1948, l’échec d’un projet de cour pénale internationale, etc.
Au bilan, un ouvrage très solidement construit et référencé, particulièrement dense et riche, qui apporte beaucoup à la fois sur le procès lui-même et sur les relations entre vainqueurs.
Ed. Les Prairies ordinaires, Paris, 2014, 411 pages, 24 euros.
ISBN : 978-2-35096-095-1.