La Grande Guerre
Fin d’un monde, début d’un siècle
François Cochet
Pouvoir rédiger, avec un sens aigu de la synthèse, une vaste histoire de la Première Guerre mondiale qui embrasse aussi bien les questions militaires que les problématiques de l’arrière, les sujets politiques que les aspects techniques, les contraintes diplomatiques que les évolutions sociales et culturelles, n’est pas donné à tous. Il faut, pour réussir ce difficile exercice, une connaissance approfondie de toute la période, afin d’intégrer au bon moment dans le tableau d’ensemble les paramètres les plus divers, mais il est tout aussi indispensable de n’avoir aucune « œillère » intellectuelle, afin de pouvoir restituer avec la plus grande finesse possible des réalités parfois fort différentes selon les lieux et les temps. Il fallait donc que François Cochet, dont les publications de référence sur la Grande Guerre se succèdent depuis une vingtaine d’années (depuis Rémois en guerre, 1914-1918. L’héroïsation au quotidien, Presses universitaires de Nancy, 1993) et qui anime à Metz les travaux universitaires les plus dynamiques sur l’histoire des conflits (Comme le cycle « Expérience combattante » depuis 2010 par exemple), mette tout son savoir et sa passion dans le projet. Le résultat est à la hauteur des attentes.
Dans un style dense et sobre qui n’abuse pas d’un vocabulaire inutilement intellectualisé, il dresse une large fresque de l’ensemble de la période, de la question des origines de la guerre à celle des conséquences des traités de paix. Son travail offre également l’intérêt de ne pas se limiter à l’étude du front occidental et de prendre en compte (au fur et à mesure des évènements) les théâtres d’opérations extérieurs, européens, africains et asiatiques sans oublier la guerre navale. De même, au fil d’un discours logiquement chronologique, il aborde les questions les plus diverses en revenant aux sources et en replaçant les événements dans leur contexte. Le deuxième partie, « L’été le plus meurtrier », comprend ainsi un chapitre consacré à « La course à la mer, une fiction mémorielle », mais aussi un sur les exactions allemandes dans les territoires occupés ou un autre sur la mise en place du discours de propagande. En neuf grandes parties (« Pourquoi la guerre ? », « L’été le plus meurtrier », « 1915 : la guerre s’invente dans les tranchées », « 1915-1916 : les sociétés dans la guerre », « 1916-1917 : le temps des hyperbatailles », « Hommes à la peine dans la tourmente des hyperbatailles », « Désarrois, révolutions et paix (1917-1918) : les fronts intérieurs », « 1918 : comme en 14 ? » et « 1919 et après »), il aborde, à raison de trois à dix chapitres par parties, les sujets les plus divers. Parmi ceux-ci, sans jamais oublier les grandes batailles du front de France, on relève par exemple les front orientaux et turcs, le financement de la guerre, les adaptations doctrinales, les protestations contre la guerre, le traitement des blessés, la situation des prisonniers, les échecs des tentatives officielles ou officieuses de paix, la question du moral et celle des opinions publiques, les combats de l’armée italienne et ceux des Américains, la problématique des démobilisations dans des sociétés traumatisées, le phénomène des anciens combattants, etc.
Au fur et à mesure que se développe le récit, l’auteur n’hésite pas à remettre en cause nombre d’idées reçues. Sur les réactions des soldats face au mur de feu auquel ils sont confrontés dès les premiers combats, il rappelle cette réalité des unités en campagne : « L’homme n’est jamais seul … En permanence sous le regard des camarades de combat ou des chefs de contact, le soldat ne réagit pas comme un individu, mais comme l’élément constitutif d’un tout. Se poser la question fondamentale des raisons qui ont fait tenir les soldats durant les quatre années de la Grande Guerre en ignorant cette dimension expose à de graves incompréhensions ». Comparant le front occidental et le front oriental, il souligne que « la densité des troupes qui sont en confrontation est assez radicalement différente à l’est par rapport à l’ouest. Lors de l’année 1915, alors que 110 divisions alliées font face à 100 divisions allemandes sur le front de l’ouest (soit approximativement 6,3 kilomètres linéaires par division alliée), sur le front oriental les empires centraux opposent 80 divisions aux 83 divisions russes (soit près de 20 kilomètres linéaires par division … Au plan tactique, la moindre occupation des sols débouche sur des comportements fort différents également ». A propos du rôle des journaux, il observe que « la presse généraliste évite de choquer son lectorat en fonction de ses attentes supposées relues par les journalistes. Le conformisme s’impose donc aux dépens de l’information. Car la presse fonctionne d’abord et avant tout sur le principe de l’entreprise capitaliste qui doit faire des bénéfices. Durant la Grande Guerre, elle accepte donc, par peur de disparaitre au vu de la raréfaction des lecteurs mobilisés et de la production de pâte à papier, de se conformer au discours ambiant ». Il souligne toute la complexité et parfois les ambigüités de la bataille de Verdun, où « la plupart des combats, à l’exception des ‘grands coups’ du 21 février ou de la reconquête de Douaumont, n’ont concerné que des unités élémentaires », car paradoxalement dans cette titanesque bataille de dix mois « la compagnie constitue ici l’unité de référence, comme souvent. Les échelons supérieurs -régiment, brigade et a fortiori division- ignorent le plus souvent la réalité locale du combat ». Plus loin, s’intéressant au développement du travail des femmes, il rappelle que celui-ci était déjà une réalité, en particulier en Allemagne, avant le conflit. De même, il « décortique » les ressorts de l’instrumentalisation politique (y compris américano-américaine) des combats de Bois Belleau ou du saillant de Saint-Mihiel : « En d’autres termes, l’AEF a besoin d’actions d’éclats pour se construire des mythes guerriers ». Les citations pourraient ainsi être multipliées, sur tous les sujets et dans tous les domaines.
Accumulant les exemples précis, les données chiffrées, les références les plus diverses (on apprécie les nombreuses citations et la longue bibliographie finale), cette Grande Guerre de François Cochet, qui ne s’arrête jamais à la seule répétition de considérations communes, doit indiscutablement marquer par son ampleur et sa qualité les publications du centenaire. Tel spécialiste de tel sujet pourra bien sûr regretter que son thème de prédilection ne soit pas davantage fouillé, c’est légitime. Mais tel n’était pas le but de cet ouvrage. En ouvrant aussi largement le champ de ses questionnements, en intégrant chaque problématique dans son environnement, et en dénouant l’écheveau des interactions entre les différentes disciplines et les différents niveaux d’analyse l’auteur nous propose une indiscutable -et rare- synthèse de référence, qui doit impérativement figurer dans toute bonne bibliothèque, généraliste ou spécialisée.
Perrin, Paris, 2013, 517 pages, 25 euros.
ISBN : 978-2-262-033313-2.